jeudi 27 juin 2013

Lucek, le douloureux parcours d’un jeune réfugié juif polonais dans le Shanghai interlope des années quarante.

 

Dès les premières pages, l’auteur projette le lecteur dans un monde aux couleurs sépia, précaire, et appelé à disparaître pour laisser la place à un tout autre décor. La Pologne, puis la Lituanie des années trente, sous la menace de l’invasion allemande, portent déjà les couleurs du passé.
Lucek, fringant jeune homme issu de la bonne bourgeoisie juive polonaise plus ou moins assimilée, coule des jours doux – et éphémères – dans le cocon familial. Le père, industriel, est farouchement attaché à la patrie. La famille, respectée, opulente, est, du reste, peu concernée par l’antisémitisme.
 
N’est-elle pas parfaitement intégrée ? Son destin va pourtant rejoindre celui de nombre de Juifs d’Europe de l’Est de l’époque : Lucek et les siens vont devenir rapidement des réfugiés, des apatrides, obligés de gagner la Lituanie et Vilnius afin d’échapper à l’avancée allemande.
Là, un seul visa de transit russe sera accordé à la famille, permettant de rallier Shanghai – dernier territoire exotique en diable, qui accueille encore sans rechigner la foule des réfugiés – via le Japon. Il sera pour Lucek. Ce jeune homme de 17 ans, parfaitement ignorant des turpitudes de ce monde est alors projeté d’un coup dans la réalité d’une guerre qui ne fait de cadeau à personne. Brutalement arraché aux siens et jeté dans un train qui l’achemine vers l’Extrême-Orient.
Le monde de l’insouciance est terminé. Pour combien de temps part-il ? Quand reverra-t-il les siens ? Des questions lancinantes qui vont ronger le jeune homme durant cinq ans comme de l’acide.
Sylvie Ramir, l’auteure, a su admirablement recréer, sous une plume très documentée, un univers très proche du « Casablanca » de Michaël Curtiz. Elle évoque toute une faune, haute en couleurs et attirée pour de multiples raisons par ce Far West asiatique. Dans ce Shanghai colonialiste où les grandes puissances européennes ont pris place dans des concessions proprettes, on s’amuse, on s’étourdit, on s’encanaille pour mieux tordre le cou à la réalité de la guerre.
Sylvie Ramir est à l’aise dans la fresque. Et dans la peinture de ces êtres déracinés, qui partent doucement à la dérive, qui ont pour point commun d’être en transit, d’être des précaires de la vie. On est en pleine seconde guerre mondiale, certes, et le génocide en Europe constitue la toile de fond de ce petit théâtre de la survie.
Mais le sujet nous emmène bien au-delà, vers une peinture saisissante d’un microcosme, d’une arche de Noé humaine, où, Juifs de toutes nationalités, russes, chinois, japonais et français cohabitent tant bien que mal. Et si l’auteure nous donne parfois l’impression de délaisser son personnage principal pour se laisser entraîner dans les bas-fonds du petit monde qu’elle décrit, elle n’en finit pas d’intriguer.
Les transitions sont parfois un peu abruptes, mais Lucek est récupéré à chaque station-chapitre du récit qui peint sans détour sa dérive.
Ville de la permissivité, de la réclusion forcée, ghetto de luxe, Shanghai enveloppe d’un manteau d’oubli les exilés de tous bords qui s’en vêtent : opium, sexe, vie nocturne débridée, décadente. Pour ceux qui en ont les moyens, comme le jeune Lucek, Shanghai offre toute une gamme d’expédients qui anesthésient. Une descente aux enfers avant de rejoindre son « last stop »à lui : la zone restreinte réservée aux Juifs. Vivre dans un taudis, devenir pauvre va se révéler être une claque salutaire. Lucek se réveille, sort de la drogue pour regarder enfin en face la réalité et appréhender le pire : la possibilité de la perte des siens.
Une oeuvre qui se lit d’une traite, et emmène loin celui qui choisit de s’y plonger. Passage à l’âge adulte, perte de l’innocence, nostalgie douloureuse d’un paradis où on n’avait pas à frayer avec la solitude, Lucek, un juif à Shanghai, 1941‑1946, donne à entendre ce sanglot silencieux et pudique des désespérés.Sylvie Ramir, Lucek, un juif à , 1941-1946, Bayard

Source JerusalemPost