mercredi 27 novembre 2013

Entretien autorisé avec les réalisateurs du film " Les interdits "


1979. Carole et Jérôme ont 20 ans et partent en voyage organisé à Odessa, derrière le rideau de fer. Ils sont cousins et se prétendent fiancés. Le jour, simples touristes, ils visitent monuments et musées. Le soir, ils faussent compagnie au groupe et rencontrent clandestinement des refuzniks, Juifs harcelés par le régime soviétique pour avoir voulu quitter le pays. Ils découvrent un monde inconnu, brutal et absurde. Si Carole est animée par l’engagement et le goût du risque, pour Jérôme, la vraie motivation de ce voyage, c’est Carole.Interview...



Quelle est l’origine du projet ?
Anne Weil :
Après mon bac, je suis partie avec une amie quelque temps en Israël. À notre retour à Paris, nous nous sommes inscrites dans un cours d’hébreu pour ne pas oublier la langue. Dans sa classe, mon amie a été abordée par une fille qui lui a proposé de faire un voyage en Union Soviétique pour y rencontrer des refuzniks.
Seule condition : qu’elle se trouve une partenaire. C’est comme ça que je me suis retrouvée dans un bureau tout blanc avec un certain Shlomo – c’est tout ce que l’on a su de lui – dans un centre communautaire. Lors de nos entretiens, nous lui avons expliqué que nous n’étions pas militantes, que nous n’allions pas adopter un discours imposé. Cela n’avait aucune importance, tout ce qui comptait, c’était que des volontaires partent régulièrement voir ces Juifs très isolés afin de maintenir un contact régulier avec eux, leur montrer que le monde ne les oubliait pas. Il nous a donné des directives à suivre, notamment celle de coudre de fausses poches à l’intérieur des vêtements pour y cacher livres et journaux interdits. Les Russes étant très pudiques, les douaniers ne nous palperaient pas. Nous sommes parties, angoissées et excitées à la fois. La journée, c’était visites guidées à la gloire du régime, le soir, une plongée brutale dans le monde soviétique. J’ai compris là-bas que j’étais libre par le simple hasard de ma naissance. J’ai trouvé cela absurde et injuste. J’avais 18 ans et tout cela m’a profondément bouleversée.


En avez-vous appris plus sur l’organisme qui vous a envoyée en Union Soviétique ?
Philippe Kotlarski :
Nous avons retrouvé Shlomo, l’homme qui avait recruté Anne pour le voyage. Ce n’était pas un agent secret – il n’était ni du Mossad ni du Shin
Beth -, mais travaillait pour un organisme confidentiel, Nativ, qui était un bureau de liaison et d’entraide en direction des Juifs soviétiques, dépendant directement du cabinet du Premier ministre israélien. Il y avait plusieurs types de missions.
La mission « bonjour comment ça va ? », comme celle que le film raconte, et d’autres, plus délicates, qui consistaient à exfiltrer des documents, à fabriquer de faux papiers, de fausses familles, car il fallait justifier de liens familiaux à l’étranger pour pouvoir émigrer. C’est ce que fait le personnage de David dans le film, par exemple.

A.W.
Habituellement, ils envoyaient des militants pour ces missions. Mais de plus en plus de Juifs soviétiques qui avaient enfin réussi à obtenir un visa choisissaient de s’envoler pour New-York plutôt que pour Tel-Aviv. C’est pourquoi Nativ a fini par envoyer des gens comme mon amie et moi pour parler d’Israël, à notre façon. L’important pour eux, c’était d’en parler.


Vos personnages dans le film n’envisagent pas du tout ce voyage de la même façon.
P.K.
Oui. Carole est enthousiaste et volontaire, Jérôme est récalcitrant, il est celui qui doute. Il n’a pas l’esprit militant, s’il fait le voyage c’est pour passer une semaine seul avec sa cousine. Jérôme se pose beaucoup de questions, la complexité ne le rebute pas mais le paralyse. Il est tout le contraire des militants comme David, pour lesquels la ligne de partage entre les bons et les méchants est toujours bien nette. David agit sans laisser de place au doute, au risque de transformer ses idées en dogmes. Ses conversations avec Jérôme butent sans cesse sur ce point.

A.W.
Dans le contexte soviétique binaire, où tout est noir ou blanc, le personnage de Jérôme détonne mais il séduit Viktor, refuznik usé et gavé par la propagande, y compris sioniste. Et Viktor, qui n’a pas vu grandir son fils, peut, à travers lui, s’imaginer un fils possible.

Le film porte en lui la question de l’appartenance à une communauté…
A.W.
Il n’y a pas d’aspect religieux dans la démarche de Carole et Jérôme, mais en même temps, c’est bien parce qu’ils sont juifs qu’on leur propose de faire ce voyage et c’est parce qu’elle est juive que Carole décide de le faire. Ce qui nous intéressait, c’était de questionner cette appartenance à une communauté : ne peut-on aider que des gens dont on est proches, dont nous partageons les origines ?
P.K.
Qu’est-ce qu’une communauté, qu’est-ce que le communautarisme ? Quels en sont les droits, les charges, les devoirs ? Que doit-on, que peut-on transmettre ?
Le comportement de Jérôme à cet égard est contradictoire, complexe et fragile. Comme beaucoup de Juifs français ashkénazes, il est hostile à la revendication identitaire, mal à l’aise avec la politique israélienne. Mais en même temps, la rencontre avec Viktor le bouleverse.
 
Quelle place avez-vous laissée au romanesque ?
P.K.
La première image, c’était un garçon et une fille à l’aéroport, dans des imperméables trop grands. Des pieds-nickelés de l’espionnage ! Cette dimension nous a tout de suite plu. L’occasion d’évoquer un âge où tout semble possible : changer le monde, aimer qui l’on veut… Le romanesque avait tout l’espace pour s’y déployer.
A.W.
Il y avait dans ce contexte angoissant et exaltant un territoire propice pour exalter les émotions. Pour y mêler le politique et le sentimental en restant au plus près des personnages. De là est née une histoire d’amour singulière. Ils sont seuls à Odessa, coupés du monde, ils vivent un amour secret, un amour qui fait peur.
Cette histoire d’amour interdit possède de nombreux arrière-plans…
P.K.
Comme toute société traditionnelle, le monde juif s’est organisé autour de la transmission. La crainte de sa disparition, par extermination ou assimilation, y est forte. On se marie entre soi, par nécessité impérative de perpétuer la culture. Mais pour Jérôme, qui vit dans un monde où il est libre de ses choix relationnels et amoureux, tout cela s’apparente à une forme de ghettoïsation, un enfermement de type quasi incestueux. « Il faut ouvrir les rivières génétiques », lance-t-il à Vera. Et pourtant, Jérôme est amoureux d’une Juive, qui de plus est sa cousine ! Un paradoxe qu’il assume difficilement.
A.W.
La vie regorge de situations et de personnages ambigus, ça la rend parfois drôle, parfois cruelle. Le film pose aussi la question de savoir si ce que l’on fait pour les autres, on ne le fait pas d’abord pour soi. Carole sauve-t-elle Jérôme par amour ou le fait-elle par intérêt ? En réalité, elle le sauve en le trahissant…
P.K.
C’est cela qui nous a poussés à suivre nos personnages dix ans plus tard, à explorer les conséquences de leurs actes. Rebattre les cartes à la fin, donner une ampleur à leur destin sans se refermer sur un quelconque credo ou message
univoque. Cela se passe en Israël, et dans ce pays chaotique, à l’image de leur vie, rien n’est simple.
 
On sent dans le film une volonté de reconstituer la réalité esthétique d’une époque. Sur quels éléments vous êtes-vous appuyés ?
P.K.
À quoi ressemblait un appartement russe de la fin des années 70 ? Comment les Soviétiques étaient-ils habillés ? Comment se déplaçaient-ils ? Que mangeaient-ils ? La plupart des films soviétiques peignaient la vie de « l’Homo Sovieticus » en rose. Mais certains détonnent : les films de Kira Mouratova, La Petite Vera de Vassili Pitchoul (1988) ou Marathon d’Automne de Gueorgui Danelia (1979). Il y a dans ces films une qualité essentielle, qui était notre mot d’ordre : faire vivant ! Le contexte, les situations, les personnages, s’inspirent de faits réels, oubliés pour la plupart. Il fallait recréer et donner vie à un monde qui n’existe plus et nous voulions le rendre avec le plus de justesse possible, par la lumière, les décors. Avec Frédéric Serve, le chef opérateur, nous avons utilisé une gamme de couleurs restreinte et, grâce au numérique, nous avons pu travailler avec des sources lumineuses très faibles. Nous avons aussi trouvé, en ex-Allemagne de l’Est, des décors naturels que Bruno Margery, le chef décorateur, a su utiliser pour reconstituer des intérieurs qui ont ému les acteurs russes par leur vérité.
A.W.
Lors de mon voyage, j’avais pris des photos et au retour j’avais dû rédiger un rapport. J’ai donc gardé en mémoire des personnages, des détails très précis comme par exemple les micros, ou le papier journal aux fenêtres (faute de voilages bien trop chers). Nous avons aussi lu d’autres rapports. Je me souviens surtout de celui écrit par un Américain qui était tombé amoureux d’une Russe qui avait réussi à émigrer aux Etats-Unis. Il était alors parti en URSS pour demander sa main à ses parents, lesquels avaient dû répudier leur fille pour garder leur travail.
 
Des carnets du type de celui de Viktor ont-ils vraiment existé ?
P.K.
Très peu d’informations sur la dictature soviétique parvenaient à sortir du pays. Des samizdats, sortes de journaux clandestins, circulaient sous le manteau. Ceux de Vladimir Boukovsky, célèbre dissident, qui décrivent ses conditions de vie en hôpital psychiatrique, ont soulevé un mouvement de protestation de la part des associations de Droits de l’Homme du monde entier. Pour y mettre un terme, les autorités soviétiques ont permis sa libération et son échange contre le chilien Luis Corvalan.
 
Quelle est la différence entre un refuznik et un dissident ?
A.W.
Un dissident est en lutte contre le régime de son pays. Son but premier n’est pas d’émigrer. Un refuznik est un citoyen soviétique à qui on a refusé le droit d’émigrer. Vladimir Boukovsky était un dissident, que le régime a préféré expulser. À l’inverse, le personnage de Viktor est un refuznik. Mais lassé d’attendre un visa qui ne vient pas, Viktor ne veut plus quitter son pays. Comme il l’évoque dans le discours qu’il tient le jour de son anniversaire, dans la dernière partie du film, la liberté est une notion relative. Il évoque l’importance et la force de l’imaginaire, espace de liberté indestructible. Il y a ceux qui aiment inventer les histoires et ceux qui préfèrent les écouter, il y a surtout le lien qui les unit à rêver ensemble, et ce lien-là est essentiel.
 
Comment avez-vous choisi les comédiens ?
A.W.
Nous tenions à ce que le casting soit une tour de Babel. Comme dans la vie, lorsque les polyglottes passent d’une langue à l’autre dans la même phrase. Vladimir Fridman (Viktor) ne parlait pas le français, pas plus que Jérémie Lippmann (Jérôme) ne parlait le russe ou Soko (Carole) l’hébreu. Soko s’est imposée très vite avec sa lumière et son naturel. Sa profondeur aussi. Nous l’avions remarquée dans À l’origine de Xavier Giannoli. Ça a été un véritable coup de cœur.
P.K.
Nous avons longtemps cherché le personnage de Jérôme, et Marion Touitou, qui a chapeauté l’ensemble de la distribution, nous a présenté Jérémie Lippmann. Il s’est imposé, avec ce mélange de bouillonnement intérieur et de placidité. C’est la puissance de son regard et sa sensibilité qui nous ont emportés.
A.W.
Le casting en Russie a été un moment exceptionnel. Nous y avons rencontré des acteurs phénoménaux, généreux, sensibles et inventifs, passionnés par leur métier. Cependant, seul Artiom Tkachenko (Anton) vient de Russie, tous les autres sont des Russes d’Israël, d’Allemagne et du Canada. Ania Bukstein (Vera) a quitté la Russie à l’âge de dix ans. Elle vit à Tel-Aviv et, par le plus grand des hasards, prenait des cours de français. Vladimir Fridman vit aussi en Israël.
 
Sortie en France le 27 novembre 2013

Source JewPop