dimanche 13 avril 2014

Le secret africain de la Vieille Ville


En plein cœur de la Vieille Ville, nichées contre le mont du Temple, se dressent deux anciennes prisons turques, qui abritent aujourd’hui une communauté minuscule et quasi-inconnue de musulmans africains, vivant sur place depuis plusieurs siècles. Mohammed, barbe blanche et visage ridé, est un ancien de la communauté. Avec son fils Ahmed, il est assis devant Ribat al-Mansuri, autrefois appelée « la Prison du sang », et vend des bibelots. Il y a presque cent ans, son grand-père a quitté le Tchad pour s’installer à Jérusalem. Une histoire commune pour les 350 personnes qui forment la communauté afro-palestinienne locale. Pendant des siècles, de petits groupes de musulmans noirs ont vécu à Jérusalem : ils officiaient souvent comme gardes dans l’enceinte de la mosquée Al-Aqsa...
 

Mais la plupart des habitants actuels du « quartier africain » de la Vieille Ville sont des descendants d’immigrés nigérians, sénégalais, soudanais ou tchadiens, ayant fait leur pèlerinage à La Mecque il y a quelques générations avant de visiter Jérusalem, d’épouser des femmes arabes et de s’installer.
D’autres ont rejoint l’Armée de libération arabe pour combattre le jeune État d’Israël en 1948 et se sont installés à Jérusalem Est, aux mains de la Jordanie après la guerre d’Indépendance.
La Vieille Ville de Jérusalem est traditionnellement divisée en quatre quartiers (le quartier juif, le quartier musulman, le quartier chrétien et le quartier arménien), une terminologie qui fait d’ailleurs référence à des zones de résidence et non à des parts égales.
Les Africains de la Vieille Ville font partie de l’une des nombreuses micro-communautés, au rang desquelles on compte aussi des Indiens, des Tziganes, des Afghans et des Marocains, qui habitent toutes dans le quartier musulman, le plus grand et le plus peuplé de la zone fortifiée.
Trouver les Africains n’est pas une tâche aisée. Quelques universitaires contactés dans le cadre de cet article connaissaient ce groupe. Mais c’est une fois dans la Vieille Ville que des instructions pour se rendre dans le Hai al-Afaarika – le quartier africain – me furent données. Tourner à droite au niveau de l’une des fontaines de Soliman le Magnifique, puis sur la rue Ala ad-Din, du nom d’un émir mamelouk du XIIe siècle.
Le jour de ma visite, la police avait fermé les rues et barré l’accès au mont du Temple. Mais une femme arabe m’indiqua un chemin alternatif, un pâté de maison plus loin, en ouvrant une porte donnant sur un passage qui permettait de contourner le cordon sécuritaire.
Deux bâtiments, Ribat al-Baseri and Ribat al-Mansuri, se font face dans la rue Ala ad-Din et abritent les 350 membres de la communauté. Situés à quelques mètres de l’entrée du mont du Temple, ils furent construits au XIIe siècle par les sultans mamelouks pour servir d’auberges aux pèlerins musulmans. Lors de la Grande révolte arabe entre 1916 et 1918, les Ottomans transformèrent les deux auberges en prison.
L’immeuble Mansuri fut surnommé la « prison du sang ». C’est là que les condamnés à mort étaient emprisonnés et exécutés. Des restes de barres de fer recouvrent encore les fenêtres et les portes, comme un sinistre rappel de l’histoire des lieux.
Dans un livre paru en 1990, Jerusalem Curiosities, Abraham Millgram écrit que les origines de la communauté noire de Jérusalem, qu’il surnomme la « petite Harlem », remontent à la conquête de la Palestine par le général Edmund Allenby lors de la Première Guerre mondiale. Des travailleurs africains auraient alors été conscrits par l’armée britannique pour poser des rails et construire des infrastructures.
« Quand les travailleurs noirs retournèrent dans leurs foyers d’Afrique centrale, ils racontèrent à leurs familles et à leurs amis l’émerveillement dont ils avaient fait l’expérience dans la Ville sainte », écrit Millgram.
« Ces récits merveilleux embrasèrent les cœurs de nombre de leurs fervents coreligionnaires, épris d’un désir ardent de visiter la cité fantastique et, en même temps, de faire le hadj [pèlerinage].»
Yasser Qous, un trentenaire, fils d’un Tchadien qui s’est installé à Jérusalem après le pèlerinage de La Mecque, dirige la African Community Society, une association caritative. Il explique que les Africains venus à Jérusalem ont pour la plupart travaillé comme serviteurs ou comme gardes sur le mont du Temple.
Sous la Palestine mandataire, l’un des gardes africains, Jibril Tahruri, fit barrage de son corps à une balle visant le grand mufti de Jérusalem. En signe de reconnaissance, Hajj Amin al-Husseini alloua à la communauté les deux anciennes prisons.
Alors que les Africains emménageaient, les cours intérieures furent agrémentées d’un grand nombre de pièces adjacentes. Aujourd’hui, la « prison du sang » est un enchevêtrement de couloirs étroits, bien ordonnés, dans le plus pur style byzantin. Ses habitants payent un loyer symbolique au Waqf islamique, qui possède toujours les lieux.
« La communauté africaine ne faisait pas que résider ici. Ses membres occupaient diverses [fonctions] à l’intérieur de la ville, mais la plupart d’entre eux vivaient ici », explique Qous. « Ils ont commencé à se dire : ‘Comment pourrions-nous mieux nous soutenir les uns les autres afin d’être beaucoup plus intégrés à la société  palestinienne ?’ ». Ils décidèrent alors de se rassembler en une communauté unique au sein des ribats. 
A quelques mètres des portes des deux immeubles massifs, une horde de jeunes enfants aux dents écartées vagabonde, se taquinant les uns les autres et essayant de vendre des pâtisseries aux passants qui montent prier sur le mont du Temple.
À l’intérieur, des matrones méticuleuses, vêtues de voiles aux formes lumineuses, veillent à l’ordre spartiate du domicile. Un couple d’adolescents, qui profite de la lumière du soleil printanier, se lance dans un bavardage distrait, faisant peu de cas des adultes à proximité.
« Chacun d’entre nous a le sentiment d’appartenir à une seule et même famille », dit le jeune homme. « Si nous nous marions, la communauté entière nous soutiendra… Nous sommes comme des frères de sang. »
Mohammed, le vendeur de bibelots, dit s’identifier fortement à la cause palestinienne. Toutefois, à l’instar de nombreux habitants de Jérusalem-Est, il possède une carte de résidence israélienne de couleur bleue ainsi qu’un passeport jordanien. Ayant vécu la plus grande partie de sa vie sous souveraineté israélienne, son arabe est parsemé de mots d’hébreu.
Mohammed explique qu’une grande partie de la communauté, notamment des membres de sa famille, ont déménagé à Amman, en Jordanie, juste après la guerre des Six-Jours. Il ajoute qu’une poignée d’Afro-Palestiniens vivent dans les quartiers de Beit Hanina et A-Tur à Jérusalem.
Interrogé sur les migrants africains ayant afflué en Israël depuis l’Érythrée et le Soudan au cours des dernières années, Qous explique que sa communauté a essayé de les aider au début. « Mais la plupart du temps, nous avons compris qu’ils bénéficiaient d’une bonne reconnaissance de l’État d’Israël et… nous avons une mauvaise opinion sur l’occupation [israélienne]. »
Les Afro-Palestiniens sont ardemment dévoués à la cause nationaliste palestinienne. Selon Qous, la plupart d’entre eux ont fait de la prison et la police israélienne les considère comme un « mauvais groupe ».
Tandis que nous conversions dans son bureau, Qous a appris que son frère avait été arrêté lors d’une manifestation devant la porte de Damas contre l’élimination par l’armée de trois Palestiniens à Jénine.
« Que pouvons nous faire ? Mon frère s’est fait arrêter 100 fois. Il va passer 24 heures [en prison], ils vont le libérer et il va recommencer », prédit Qous, fataliste.
Selon Grassroots Al-Quds Network, une plate-forme Internet sur les droits de l’Homme à Jérusalem-Est, les arrestations à répétition provoquent des dégâts sociaux et financiers au sein d’une communauté déjà pauvre. « De nombreux jeunes sont obligés d’abandonner l’école et d’accepter des travaux manuels sous-payés pour venir en aide à leurs familles », peut-on lire sur le site de l’organisation.
Plusieurs membres de la communauté ont été condamnés et emprisonnés pour des actes terroristes commis à Jérusalem. En 1968, Ali Jiddah a lancé quatre grenades à main dans la rue Strauss, dans le centre-ville de Jérusalem. Les explosions ont blessé neuf Israéliens et Jiddah a passé 17 ans en prison.
Son cousin Mahmoud a lui aussi écopé d’une peine de 17 ans pour une attaque similaire. Les deux ont été libérés en 1985 lors d’un échange de prisonniers. Fatima Barnawi, dont le père est nigérian et la mère palestinienne, a le triste privilège d’être la première femme palestinienne arrêtée pour terrorisme. Membre du Fatah, elle a déposé une bombe dans le théâtre Sion au centre de Jérusalem en octobre 1967. L’engin n’a pas explosé, mais Barnawi a été condamnée à 30 années de prison. Elle en a effectué 10 avant d’être exilée.
Après sa libération en 1985, Jeddah a d’abord travaillé comme journaliste avant d’organiser des visites alternatives de la vieille Ville de Jérusalem, désirant montrer la perspective palestinienne de la « vie sous souveraineté israélienne ».
« Vu les retours de mes clients, je suis satisfait et convaincu que le travail que je fais aujourd’hui est plus efficace que la bombe que j’ai lancée en 1968 », dit-il.
Lors de notre rencontre, Jiddah, 64 ans, était assis sur un canapé. Les rayons du soleil d’avril filtraient à travers une fenêtre et perforaient la colonne de fumée émanant de sa cigarette tout juste allumée.
Son père venait du Tchad et était membre de la tribu Salamat, originaire des environs de la capitale N’Djamena. Il raconte que certaines des traditions apportées par la génération de son père se sont malheureusement perdues. Les langages des tribus, parlés dans les terres ancestrales du Sahel, ne sont plus employés par la génération d’Ali ou celle de ses enfants.
« Chaque vendredi, nos pères se réunissaient sous ce grand arbre… et après le repas, ils servaient le thé et se mettaient à parler [en arabe] de leur patrie » qu’il s’agisse du Sénégal, du Tchad ou d’ailleurs. « Cette tradition me manque vraiment. »
« Aujourd’hui, nous avons un sérieux problème : la plupart de nos frères fraîchement mariés doivent quitter le quartier africain car la superficie [est restée] la même depuis que nos pères sont venus ici, mais la population a augmenté », explique Jiddah.
« Ajouter la moindre pièce représente un gros risque. »
Depuis la fenêtre de son salon, on peut apercevoir les travaux de construction pour ajouter un étage à une maison, dans la cour désormais encombrée. Les constructions illégales, note Jiddah, sont lourdement sanctionnées par les autorités israéliennes. Si elles ne sont pas démolies par le propriétaire immobilier, le gouvernement les détruit et leur envoie la note.
Par conséquent, la population quitte le quartier pour des endroits plus onéreux en dehors de la Vieille Ville.
« Pour subvenir à nos besoins, rester forts et ne pas nous faire absorber par le monde extérieur, il nous faut mettre l’accent sur le sens de l’organisation », dit- il. « Nous sommes très unis, très organisés. »
Malgré leur forte identification à la cause palestinienne, il existe une importante discrimination raciale contre les Afro-Palestiniens de la part de la population arabe.
« Certains Palestiniens continuent de parler de ceux qui ont la peau noire comme des ‘abeed,’ littéralement des ‘esclaves’ », écrivait en 2002 Charmaine Seitz dans un article du Jerusalem Quarterly. « Les insultes racistes contre les Noirs sont curieusement très répandues dans une société qui a payé sa part de préjugés et de discrimination chez elle et à l’étranger. »
Mais Jiddah dit « ne jamais s’être senti discriminé » en raison de sa couleur de peau, étant donné « la contribution des Afro-Palestiniens à la lutte nationale. » Il accuse en revanche les Israéliens de discrimination contre sa communauté pour sa couleur de peau et parce qu’il s’agit de Palestiniens.
Quand les Africains arrivèrent en Palestine mandataire, relate Qous, ils ont dû affronter « de nombreuses difficultés pour se faire accepter par la société [palestinienne]. Après les mariages de la première génération avec des femmes arabes, ils ont commencé à se sentir mieux intégrés. »
« Nous ne sommes pas un pays scandinave, vous savez », rappelle Qous.
« Jérusalem est une société mosaïque. C’est une société multiculturelle. »
Ailleurs, comme à Ramallah, cela a probablement été bien plus difficile, estime-t-il.
“Noirs ou Blancs,  nous ne faisons qu’un, » conclut toutefois Mohammed, le vieux marchand.

Source Times Of Israel