lundi 11 août 2014

Diplomatie : la ligne Obama-Erdogan est coupée


Alors que le président américain avait, au lendemain de son élection, choisi de montrer l'importance qu'il accordait à la Turquie, mettant en avant le «modèle turc», la sévère répression du mouvement de Gezi et les divergences concernant la Syrie, l'Egypte et Israël ont nettement distendu les relations. Voilà plusieurs mois que Barak Obama ne prend plus Recep Tayyip Erdogan au téléphone...


La dernière fois, c’était à la demande insistante des Turcs, fin 2013. Et cela se serait très mal passé. C’est désormais au vice-président Joe Biden que revient la charge d’appeler l’homme fort de Turquie en cas d’absolue nécessité.   
Déjà quelque peu chahutés par de profondes divergences à l’égard de la Syrie et de l’Egypte –sans parler d’Israël– les liens entre l’occupant de la Maison Blanche et le Premier ministre-candidat au Palais présidentiel de Cankaya se sont nettement distendus à la suite du mouvement de protestation de juin 2013. Lequel avec plusieurs centaines de milliers de Turcs dans les rues, d’abord à Istanbul puis dans la plupart des grandes villes de Turquie, avait été sévèrement réprimé par la police.

Tout a commencé par une main tendue

«Ce n’est pas tant la manière dont la police s’est comportée qui a choqué que le discours de Recep Tayyip Erdogan, ses attaques contre l’Occident, plus particulièrement les Etats-Unis qu’il a accusés d’être derrière les manifestations et d’avoir fomenté un complot financier contre la Turquie», selon l’universitaire Henri Barkey (Lehigh University), membre du département d’Etat de 1998 à 2000 pour les questions liées au Moyen-Orient, à la Méditerranée orientale et aux services de renseignements. «Si nous sommes alliés, pourquoi nous prenez-vous comme cible?», aurait objecté Barak Obama dégoûté.
Nouvelle douche froide lorsqu’à la suite des accusations de corruption portées en décembre 2013 contre le cercle rapproché du Premier ministre turc, ce dernier accuse le mouvement Gülen, du nom d’un imam exilé volontaire en Pennsylvanie depuis 1997, d’être derrière ce «complot», et d’une tentative de «coup d’Etat» soutenu par les Etats-Unis.
Plus récemment, dans une interview à la chaîne turque ATV, le 21 juillet, Recep Tayyip Erdogan reconnaît ne plus être en ligne directe avec le Président américain. Et le même mois lors de la guerre de Gaza, il accuse Washington de soutenir Israël, et avise les Etats-Unis de procéder à une sévère «autocritique». 

Si nous sommes alliés, pourquoi nous prenez-vous comme cible ?

Barack Obama

La pilule est un peu dure à avaler pour Barak Obama, lui qui, tout juste élu président des Etats-Unis, avait choisi ce grand pays musulman pour y effectuer son premier voyage officiel, en avril 2009 (après une première escale à Prague), montrant ainsi l’importance prioritaire qu’il accordait à la Turquie.
«La main tendue d’Obama à Erdogan est alors fondée sur le calcul que les Etats-Unis ont besoin de la Turquie comme d’un partenaire à égalité pour s’attaquer à tous les problèmes difficiles auxquels ils doivent faire face ensemble dans la région», explique Jenny White, professeure à l’Université de Boston et auteure de Muslim Nationalism and the New Turks (Princeton University Press, 2013).
Durant une réunion, du groupe de travail du Conseil des relations étrangères (2010-2012), destiné à émettre des recommandations à la Maison Blanche, l’un des participants use d’une hyperbole: 

«Si je comprends bien, dit-il, le message à transmettre à Obama c’est: quoi qu’il arrive dans le monde, appelez Erdogan en premier.»
Jenny White poursuit: 

«En permettant aux Etats-Unis et à l’Otan de déployer ses équipements défensifs (radars, système de défense anti-missiles) à ses frontières, la Turquie jouait le jeu, accompagnait les intérêts américains, lesquels peut-on supposer, se confondaient aussi avec ses intérêts.»
Et puis, apparaît l’idée d’un «modèle turc», dans lequel développement économique, valeurs musulmanes et démocratie parlementaire feraient bon ménage. Le concept reçoit l’imprimatur américain à point nommé pour appuyer la politique de soft power de Washington vis-à-vis des printemps arabes à partir de 2011.

Mais la politique régionale de la Turquie connaît une série de déconvenues, en Syrie, en Irak et en  Egypte. 
Après un coup d’éclat contre le président israélien Shimon Peres (Davos, 2009) et une tentative de forcer le blocus maritime de Gaza qui se solde par 9 morts côté turc (Mavi Marmara 2010) le ton monte entre Ankara et Tel Aviv, conduisant Barak Obama à s’impliquer personnellement pour tenter une conciliation entre Recep Tayyip Erdogan et Benjamin Netanyahou.
Le numéro 1 turc est de plus en plus autocratique, il a, pour le moins, fermé les yeux sur les agissements des djihadistes anti-Assad, passés par la Turquie. Or celle-ci se retrouve maintenant dans l'oeil du cyclone puisque depuis la mi-juin, l'Etat islamique (EI, ex-EIIL) détient 49 otages turcs, diplomates et personnel du Consulat de Turquie à Mossoul.

Obama fait profil bas

Fin juillet 2013, inquiet pour l’avenir du «modèle turc» et pour le futur des relations turco-américaines, le Sénat américain (ou plus exactement sa commission des relations étrangères) auditionne plusieurs experts. Jenny White en fait partie.  

«Le message qui domine alors, explique-t-elle, est le suivant: l’AKP va rester au pouvoir encore un moment, inutile de faire des vagues. Le peuple turc décidera de lui-même ce qu’il veut faire, les Etats-Unis ne doivent surtout pas s’en mêler. Les deux nations sont bonnes amies et ainsi le resteront-elles.»
Henri Barkey remarque: 

«La position géostratégique de la Turquie est extrêmement importante. Il est donc essentiel de garder ouverts les canaux de communication, mais on a parfois l’impression que les Américains ont une frousse des Turcs incroyable; qu’il suffit qu’on critique les Turcs pour que la bureaucratie américaine se mobilise immédiatement.»
Hormis une seule véritable confrontation, à propos du dossier du nucléaire iranien le 26 juin 2010 à Toronto, Obama garde, en effet, profil bas face à Erdogan. 
Après les manifestations de juillet 2013, Obama aurait dû réagir plus fermement.

Henri Barkey

Alors, le 24 février 2014, 84 anciens juristes, experts et diplomates adressent une lettre au Président Obama dans laquelle ils enjoignent le président américain de «montrer clairement, en public comme en privé, que les actions autocratiques et la démagogie du Premier ministre Erdogan minent les institution politiques et les valeurs de la Turquie et qu’elles mettent en danger les relations turco-américaines».
Et puis, surtout, fin juillet, ce sont quatre membres du Congrès, démocrates et républicains, qui perdent patience après que le candidat islamo-conservateur a accusé Israël de «barbarisme dépassant Hitler» à Gaza. Des termes «historiquement inadaptés et provocants», qui peuvent être perçus comme «antisémites» ripostent ces quatre personnalités très impliquées dans les relations turco-américaines. Ajoutant que de tels propos risquent d’endommager les relations entre la Turquie et les Etats-Unis et qu’il va leur être de plus en plus difficile de «parler de façon positive de la Turquie».  
Henri Barkey juge que cette seconde initiative est plus importante: 

«Le message, c’est que cela va devenir impossible de soutenir les Turcs, en particulier pour empêcher la reconnaissance du génocide arménien au Congrès.»

Obama a eu «peur de la confrontation»

Ce n’est pas Recep Tayyip Erdogan mais le président de la Commission turque des Affaires étrangères qui leur répond avec l’apparent souci de ne pas alimenter la polémique, mais sans cependant rien retirer de la critique.

Au final, Jenny White et Henri Barkey s’accordent à dire que Barak Obama et son administration ont «loupé le coche» avec Recep Tayyip Erdogan.  

Jenny White:
 

«Nous aurions pu à la suite de Gezi avoir plus d’influence en agissant de manière subtile et progressive, en pratiquant une sorte d’“acupuncture politique”, en encourageant par exemple une réforme électorale qui aurait permis au “peuple de Gezi” de prendre place dans les institutions. Mais au fur et à mesure qu’Erdogan devenait de plus en plus obtus et s’attaquait à l’équilibre des pouvoirs dans le but de se faire élire Président et d’échapper à des poursuites judiciaires, la relation avec Obama s’est détériorée. L’acupuncture politique n’est sans doute plus d’actualité!»

Henri Barkey:
 

«Après les manifestations de juillet 2013, Obama aurait dû réagir plus fermement, faire comprendre qu’on ne peut pas accuser les Etats-Unis comme cela. Si Obama n’avait pas eu peur de la confrontation à ce moment-là, cela aurait peut-être limité cette vague antisémite et anti-occidentale à laquelle on assiste depuis un an.»
Quant à Recep Tayyip Erdogan, il est tout à fait en phase avec la grande majorité de son peuple, bien au-delà de son électorat. Près de trois quart des Turcs (73%) ont une image négative des Etats-Unis, leur allié au sein de l’Otan.


Ariane Bonzon
Source Slate