mardi 2 septembre 2014

Alex Khann, l'homme qui valait 100 millions


La justice soupçonne Cyril Astruc, alias Alex Khann, d'être l'un des princes européens des arnaques à la TVA. En Belgique et en France, il aurait soustrait une centaine de millions d'euros au fisc. Lui nie tout en bloc. Portrait...



Ce soir de novembre 2010, Alex Khann est le roi de la nuit. La vodka et le champagne coulent à flots au Byblos, le luxueux bar-restaurant-karaoké qu'il vient de s'offrir à Tel-Aviv, sur le boulevard du front de mer. Le maître des lieux, rayonnant, parade façon nabab, chemise sombre largement ouverte et lunettes fumées XXL. Autour de lui, dans l'escalier et jusque sur les tables, des filles peu vêtues se trémoussent lascivement. Sur une étagère, dans un cadre argenté, une petite touche française : le sourire de Coluche, époque Restos du coeur. 
La vie, elle, sourit à Alex Khann, né Cyril Astruc le 3 mai 1973 à Mantes-la-Jolie, dans les Yvelines. Le Byblos, cocon bling-bling aux lumières tamisées, n'est pas son seul trésor. Il possède aussi des boutiques de luxe où les prix donnent le tournis, place Kikar Hamedina, au coeur de la ville. Et habite une villa ultrachic, à deux pas des plages dorées de Herzliya Pituach, avec son épouse, Yaël, et leurs quatre enfants. 
Les années ont passé, bientôt quatre, et la fête est finie. Depuis le 10 janvier 2014, Khann-Astruc se morfond dans une cellule de la maison d'arrêt de Fresnes (Val-de-Marne). Ce jour-là, au petit matin, les policiers de l'Office central de lutte contre le crime organisé et leurs collègues du service national de douane judiciaire l'ont cueilli à l'aéroport de Roissy, à sa descente de l'avion de Tel-Aviv. Ils le soupçonnent notamment d'être l'un des cerveaux du "casse du siècle" : une gigantesque arnaque à la TVA sur le marché européen des droits d'émission de dioxyde de carbone (CO2), qui, selon la Cour des comptes, aurait coûté 1,6 milliard d'euros à la France.

Impliqué dans un trafic international de cocaïne

Pourtant, les premières lignes de son CV transpirent la banalité. Une famille aimante - un père tailleur, une mère institutrice, tous deux militants au Parti socialiste, et deux grandes soeurs. Des études vite bouclées - le bac décroché au lycée juif Rambam, à Boulogne-Billancourt, un peu de communication, puis un BTS éco-assurances en alternance. Marié à 21 ans avec Valérie Gourion, père à 22, Cyril Astruc travaille dans un cabinet d'assurances avant d'ouvrir le sien. Parmi ses clients, une bande de copains qui mènent grand train l'hiver à Courchevel, l'été à Saint-Tropez. 
Adopté par la joyeuse troupe,

Astruc prend goût à cette vie de bamboche. Mais, en février 2001, il est arrêté avec ses nouveaux amis dans une affaire de trafic international de cocaïne. Accusé d'avoir fourni au réseau des téléphones et de faux certificats d'assurance pour les voitures, il écope de trois ans de prison et d'une interdiction d'exercer sa profession. Lui jure avoir "payé pour [sa] proximité avec ce groupe".
Au printemps 2001, il est libéré sous contrôle judiciaire. "Dès lors, il n'a eu qu'une idée fixe : gagner de l'argent, beaucoup d'argent", estime un bon connaisseur de son dossier.  
En novembre 2003, Astruc est déjà loin quand la cour d'appel de Paris alourdit sa peine initiale, la portant de trois années de détention à quatre. Avec femme et enfants, il a quitté la France pour s'installer en Israël, où il ouvre une boîte de nuit, l'Excite, dans la station balnéaire d'Eilat. Il se choisit aussi une nouvelle identité : Alex Khann.

Valérie, elle, devient Yaël. Cette "alya" (le retour vers la Terre promise) le met opportunément à l'abri de nouvelles poursuites en France.  
Il est vrai que les ennuis s'accumulent : la justice le soupçonne d'être impliqué dans une escroquerie à la TVA sur des ventes de téléphones portables qui aurait privé les caisses de l'Etat de 15 millions d'euros entre 2001 et 2003. Dans ce dossier, Astruc s'en sort bien. Son cas n'est pas jugé, et il bénéficie aujourd'hui de la prescription. En prime, reconnaît-il lui-même, il a "gagné beaucoup d'argent durant cette période".

Il fuit "les mauvaises rencontres"

Alex Khann, son double israélien, met le cap sur Los Angeles en novembre 2005. Pour échapper à une tentative d'extorsion, selon les enquêteurs. Pour produire le remake d'un téléfilm français, selon lui. Il fonde une société de production baptisée groupe ZEN (les initiales des prénoms de ses trois aînés) et se lance dans l'immobilier. Mais cette parenthèse californienne sera brève.  
Neuf mois plus tard, la justice américaine l'arrache à sa belle maison de Beverly Hills, achetée 3 millions d'euros, pour le livrer à la Suisse, qui l'accuse de blanchiment de fonds dans une affaire de faux encarts publicitaires. "Il avait simplement prêté un compte bancaire à un ami", assure Me Philippe Dehapiot, l'avocat parisien chargé de coordonner les efforts des neuf robes noires auxquelles Khann a confié sa défense - sans compter Me Olivier Martins, inscrit au barreau de Bruxelles. 
En 2007, Astruc, alias Khann, est extradé par la Suisse vers la France afin d'y purger sa peine de quatre ans de prison. Placé en liberté conditionnelle à la fin de l'année, il prend de nouveau la poudre d'escampette et se réfugie en Israël. "Je voulais m'éloigner des mauvaises rencontres que j'avais faites en prison", glisse-t-il. Une fois sur place, cet homme intelligent et cultivé, drôle et généreux, poète à ses heures, se rapproche de la communauté russe et se lie d'amitié avec les oligarques Michael Cherney et feu Boris Berezovski. 
Hyperactif, il ouvre une pension pour chevaux, rachète plusieurs enseignes de luxe très prisées de la clientèle russe, tâte du trading sur les matières premières et les diamants entre l'Europe et les pays de l'Est et fonde ZEN Carbon Management, une entreprise spécialisée dans la réduction des émissions de CO2 en Afrique. Sa voix grave de séducteur-né et sa maîtrise des mécanismes financiers font merveille auprès de ses relations d'affaires.

Un "businessman plein d'abnégation"

Pareille réussite ne passe pas inaperçue. A l'automne 2008, le magazine américain Global Vision, supplément publicitaire du bimensuel économique Forbes, lui tresse des couronnes sous le titre "Alex Khann, un homme en mission". L'intéressé souligne sa volonté d'aider les pays en voie de développement dans leur lutte contre la pollution. Il se dit fan de reggae et de Bob Marley, clame son admiration pour Mandela, ses espoirs en Obama. Un "businessman plein d'abnégation", conclut le journaliste. 
Mais voilà que, le 28 juin 2010, son téléphone sonne : "Bonjour, c'est le commissaire belge Marc Holsteyn." Ce barbu sympathique, aussi à l'aise en français qu'en flamand, est le pire cauchemar des escrocs à la TVA d'outre-Quiévrain. A la tête de la section spécialisée de l'Office de contrôle de la délinquance économique et financière organisée, il traque depuis des mois, sous la houlette du juge d'instruction bruxellois Michel Claise, ceux qui ont sévi sur le marché des quotas de CO2 et lésé le fisc belge. Une arnaque de haute voltige...

Fraude à la TVA sur les quotas de CO2

Pour réduire les émissions de gaz à effet de serre, les Etats ont fixé un plafond annuel de rejets de CO2 aux installations industrielles les plus polluantes. En cas de dépassement de leurs quotas, les entreprises doivent acheter des "droits à polluer". Si, à l'inverse, elles ne les épuisent pas, libre à elles de revendre des quotas de CO2.  
Les fraudeurs ont vite détecté la faille : il suffit d'acheter, hors taxe, des droits de rejet de CO2 dans un pays, puis de les revendre aussitôt dans un autre, taxe comprise cette fois, et d'omettre de reverser la TVA à l'Etat. Le tout noyé dans un maquis de sociétés-écrans et de comptes offshore. Selon l'office de police communautaire Europol, ces manoeuvres auraient privé les Trésors européens de 5 milliards d'euros. Au bas mot. 
A Bruxelles et à Paris, la même équipe est dans le collimateur des enquêteurs. Elle aurait exercé ses talents en France d'abord, jusqu'à ce que la TVA sur les quotas de CO2 soit supprimée, en juin 2009, puis en Belgique, de septembre à novembre 2009. La banque belge Fortis a payé les pots cassés : cette filiale de BNP Paribas, qui a imprudemment acheté aux aigrefins environ 400 millions d'euros de quotas, a remboursé au fisc bruxellois les 72 millions d'euros de TVA envolés. Un suspect fournit alors au commissaire Holsteyn une précieuse information. "C'est lui, le patron", lâche-t-il en désignant la photo d'Alex Khann dans l'article de Global Vision. 
Patiemment, les Belges accumulent les indices. Ils disposent des enregistrements des transactions téléphoniques effectuées auprès du courtier lillois Dubus, accusé d'avoir joué les intermédiaires au profit des escrocs. Si l'essentiel de ces appels est passé par le Franco-Israélien Avi Ben Ezra, grand ami d'Alex Khann, celui-ci décroche son téléphone à plusieurs reprises. "Sous la contrainte", jurera-t-il aux enquêteurs.  
Par ailleurs, Benoît Smagghe, directeur commercial de Dubus, a fait un aller-retour éclair à Tel-Aviv, le 28 août 2009, dans un avion affrété par Alex Khann. Les deux hommes voulaient discuter réduction des émissions de CO2 en Afrique, affirmeront-ils par la suite. Smagghe est reparti avec une Rolex en cadeau. Trois jours après, Avi Ben Ezra joint la banque Fortis pour la mettre en contact avec le courtier Dubus. L'opéra tion belge débute deux semaines plus tard.

"C'est avant tout un blanchisseur"

Persuadé que Khann est le "donneur d'ordres", le commis -saire Holsteyn transmet ses informations au juge d'instruction parisien Guillaume Daïeff, chargé du volet français de l'affaire qui aurait amputé de 25 millions d'euros les recettes du fisc. Vérification faite, le nom de Khann, le pseudonyme d'Astruc, figure dans deux autres dossiers entre les mains de ses collègues Renaud Van Ruymbeke et Patricia Simon - des arnaques à la TVA sur le marché de la téléphonie.  
Et ce n'est peut-être pas tout. "Grâce à son savoir-faire et à son réseau de sociétés-écrans et d'hommes de paille, Astruc est avant tout un blanchisseur, estime une source proche de l'enquête. Cette organisation, il la met au service d'activités illicites, comme la TVA ou les faux encarts publicitaires dans l'affaire suisse." 
Le 30 septembre 2013, on frappe à la porte d'Alex Khann à Herzliya : ce sont des officiers des douanes judiciaires françaises, accompagnés du juge Daïeff et de policiers isra éliens. Ils sont venus perquisitionner les lieux et entendre Khann, dont Paris a demandé l'extradition à Tel-Aviv. 
Les visiteurs sont ébahis par le luxe de cette villa blanche de trois niveaux desservis par un ascenseur vitré. Un véritable palace, doté d'un hammam, d'une cabine à UV, de salles de sport, de billard et de cinéma, d'un piano quart de queue, d'un court de tennis et d'une piscine en mosaïque irisée bordée d'une large plage de bois. Dans chaque pièce, un mini-iPad incrusté dans le mur commande la domotique. Un tableau représente le maître de maison en pianiste devant un public fourni. La maison n'est pas à son nom, mais à celui de l'une de ses soeurs. 
"Le patrimoine des délinquants intelligents est planqué dans des sociétés-écrans, de préférence dans les paradis fiscaux, soupire un douanier. Moyennant quoi, il est bien difficile de récupérer l'argent des fraudes à la TVA..."

Des mandats d'arrêt à la pelle

En attendant, les mandats d'arrêt contre Khann-Astruc tombent comme à Gravelotte : quatre côté français, un pour la Belgique. Et puis, les enquêteurs parisiens souhaitent l'entendre sur ses liens avec un ponte du trafic de cocaïne, également rompu aux arnaques à la TVA. Yannick Dacheville, condamné en mai à douze ans de prison dans un dossier de stupéfiants, aurait été vu en compagnie de Khann à Tel-Aviv en 2009. 
A Herzliya, celui-ci tourne en rond dans sa cage dorée. Voilà six ans qu'il est privé de voyages, depuis qu'il a faussé compagnie à la justice française. Six ans à regarder ses enfants partir en vacances avec leur mère. Lui fait-on miroiter la possible clémence de la justice française ? Le 10 janvier dernier, il s'envole pour Paris. 
"Il est arrivé les mains dans les poches à Roissy, avec une montre à 300000 euros au poignet et 40000 euros en liquide, raconte un témoin. Comme s'il ne pensait pas se retrouver durablement derrière les barreaux..." D'autres sources imputent son retour à la dégradation de ses relations avec le caïd israélien Amir Mulner. Ses avocats rejettent cette explication. "Il a choisi de rentrer en France pour s'expliquer, assène Me Corinne Dreyfus-Schmidt.  
Il en a assez que tous les fraudeurs à la TVA le désignent comme le "cerveau". On lui fait porter un costume un peu trop large pour lui..." Cyril Astruc, mis en examen pour escroquerie en bande organisée et blanchiment, n'est pas près de retrouver le goût des croissants frais et la chaleur des brasseries parisiennes qui ont tant manqué à Alex Khann...


Source L'Express