vendredi 5 septembre 2014

La saga des Black Jews : " Une quête spirituelle et identitaire "


Noir et Juif, c'est possible, et c'est même plutôt tendance. Depuis plus d'un siècle, de l'Afrique du Sud au Cap-Vert, en passant par le Mali et le Ghana, des Noirs se revendiquent comme juifs. Pourquoi ? Qui sont-ils ? Réponses de l'anthropologue et historienne Édith Bruder, qui, dans son livre Black Jews (Albin Michel), dévoile pour la première fois au public français la formidable aventure du judaïsme africain...Interview...
 

Combien de Juifs noirs aujourd'hui en Afrique ?
Édith Bruder : Nous n'avons pas de chiffres précis, même pays par pays. Quelques dizaines de milliers, peut-être, répartis à travers tout le continent africain : la communauté Zakhor au Mali, celle de House of Israël au Ghana, les Igbo au Nigeria, les Beth Yeshouroun au Cameroun, les Baluba au Congo, les Abayudaya en Ouganda, les Lemba au Zimbabwe et en Afrique du Sud, les Tutsi Hebrews of Havilah au Rwanda, et d'autres... En Éthiopie, on a beaucoup parlé des Beta Israël, les fameux Falashas, reconnus par le rabbinat d'Israël dans les années quatre-vingt, mais une nouvelle communauté s'est manifestée récemment, les Beta Abraham.

Ce sont des juifs pratiquants ?
Ces gens se reconnaissent comme juifs, mais ils appartiennent à des mouvements souvent peu organisés et autonomes, dont la pratique peut être jugée hétérodoxe par des juifs pratiquants. Certains fréquentent ainsi également l'église, le temple ou la mosquée. Les leaders de ces communautés sont appelés rabbi, mais ils ne sont pour la plupart ni formés ni ordonnés selon les règles habituelles en Occident.

Certains pratiquaient traditionnellement la circoncision, l'endogamie, etc. Sont-ils les descendants de communautés juives installées en Afrique ?
Ils le revendiquent souvent, mais il n'existe aucune preuve historique. Nous disposons seulement de témoignages et de sources indirectes médiévales, qui évoquent la présence de "royaumes" juifs au Ghana et dans certains pays africains, ce qui ne signifie pas forcément que des Juifs y aient fait souche. La plupart du temps, les Black Jews ont fait le choix d'ancêtres hébreux et ont reconstruit, plus souvent que retrouvé, une identité ethnique et religieuse qui les associe au peuple juif.

Les membres de Zakhor à Tombouctou ne pourraient-ils pas être les descendants de juifs établis là au Moyen-Âge ?
On sait que les juifs de la région furent persécutés au XVe siècle par un cheikh musulman et que, pour sauver leur vie, certains se sont convertis, tout en continuant peut-être à pratiquer le judaïsme, comme les marranes de la péninsule ibérique. Mais ce n'est qu'au début des années quatre-vingt-dix que l'association Zakhor (en hébreu, "mémoire"), qui comptait alors environ mille membres, a revendiqué son judaïsme. Or, ces juifs autoproclamés pratiquaient l'islam ! Même si certains signaient leur nom d'une étoile de David, s'ils chantaient des chants hébraïques, ils n'ont pas exprimé le désir de se convertir à la pratique juive. Ce qu'ils revendiquaient, c'est une identité, et nul doute que cette revendication a été portée par le concept de "Juif noir" inauguré par la reconnaissance des Falashas d'Éthiopie dans les années quatre-vingt.
Des études sur l'ADN des Lemba ont pourtant démontré qu'ils avaient des ascendances sémites. Pour beaucoup d'entre eux, ces tests sont une preuve de leur judéité...
Ces études ont effectivement révélé que cette ethnie avait une ascendance sémite, probablement yéménite en lignée paternelle. Mais les ancêtres des Lemba peuvent avoir été juifs, mais aussi arabes. Nous savons que des communautés juives vivaient au Yémen avant l'apparition de l'islam. De nombreux marchands venus d'Arabie ont commercé avec l'Afrique de l'Est et les Lemba pourraient être leurs descendants...

Pour vous, cette revendication de judaïté relève d'abord d'une recherche identitaire. Par réaction au colonialisme ?

Le colonialisme et ses effets ont évidemment servi de catalyseur. Mais le lien entre les Juifs et les Africains est beaucoup plus ancien. On en trouve l'origine dans le mythe des Dix Tribus perdues d'Israël, expulsées de la Terre promise selon la Bible au VIIe siècle avant notre ère. Ce mythe a fasciné l'Occident. On les a cherchées partout. Au XVe siècle, les Portugais identifiaient ainsi les Indiens d'Amérique latine à des Hébreux ! L'étranger, pour l'Européen, c'était alors le Juif ou le Maure. En Afrique, la colonisation européenne a utilisé le mythe hamitique, une théorie pseudo-scientifique selon laquelle tout ce qui était positif en Afrique était le fait des Européens. Ont émergé alors des projections, des amalgames, de fausses reconnaissances, chaque fois qu'un groupe ethnique se démarquait des autres par un comportement plus évolué. Selon le mythe hamitique, les Africains étaient des alliés inférieurs. Ils étaient d'origine indo-européenne, et si leur peau avait foncé, c'était pour certains - les religieux notamment - parce qu'ils s'étaient mal comportés. Le mythe hamitique a été d'autant plus aisément adopté par certaines ethnies qu'il les valorisait et qu'il rejoignait parfois leurs propres mythes. Les Igbo du Nigeria cultivaient ainsi l'idée que leur ancêtre le plus lointain était un étranger d'origine blanche. Mais la colonisation a aussi été un levier par le rejet de la religion des colonisateurs qu'elle a suscité. Si, dans les années 1910, en Ouganda, Samei Lwakilenzi Kakungulu, le leader des Abayudaya ("Juif", en luganda), se tourne vers le judaïsme, c'est d'abord par frustration. Ce chef de guerre, déçu de l'ingratitude des Britanniques, s'est tourné vers la religion. Il s'est d'abord converti au protestantisme, puis a fini par fonder en 1919 une secte juive, qui respectait à sa façon les lois de l'Ancien Testament, dont la circoncision.
 
Mais pourquoi le judaïsme, et pas l'islam ?
S'identifier à un peuple éternellement opprimé mais aussi réputé brillant, c'est partager sa souffrance et son prestige. Les persécutions sanglantes dont les Igbo ont été victimes pendant et après la guerre du Biafra, l'utilisation du terme de génocide par eux comme par les médias occidentaux, n'ont fait que renforcer cette conviction chez ceux d'entre eux qui avaient choisi le judaïsme. Au Rwanda, les Tutsi ont eux aussi commencé à évoquer leur histoire au miroir de l'histoire juive mondiale à la suite des massacres du début des années quatre-vingt-dix.

Les Black Jews africains ont-ils été influencés par le judaïsme noir aux États-Unis ?
Il est vrai qu'outre-Atlantique, de la fin du XIXe siècle au début du XXe siècle, la conversion au judaïsme a accompagné la révolte contre l'esclavage. Aux États-Unis, la conviction que Dieu était noir a alimenté l'action politique. On pensait que la source du judaïsme était en Afrique, particulièrement en Éthiopie, et que les Juifs blancs étaient des imposteurs. En Afrique, à quelques exceptions près, c'est la notion de descendance des tribus perdues qui prévaut.

Même si elles ne sont pas reconnues par le rabbinat d'Israël, ces communautés sont aujourd'hui très soutenues par des associations juives, israéliennes, et surtout américaines. Le judaïsme n'a pourtant pas la réputation d'être prosélyte... Pourquoi ?
Le non-prosélytisme du judaïsme est une affirmation inexacte. Il est clair que, sans les associations de Juifs blancs comme Kulanu, ces communautés ne pourraient pas exister. Elles les aident financièrement et les forment. Des rabbins viennent leur enseigner les bases essentielles, et il est formidable de voir comment ces populations apprennent les rites juifs et l'hébreu en un temps record. Les Beth Yeshouroun du Cameroun, qui n'existaient pas en tant que communauté juive il y a dix ans, ont ainsi tout appris, y compris l'hébreu, par Internet.

Y a-t-il un intérêt matériel aujourd'hui à se dire juif en Afrique ?
Certes, certains peuvent aspirer à être aidés, mais ce n'est pas ce qui domine. L'engagement spirituel de ces communautés est impressionnant.

Les Black Jews sont-ils en train de réinventer le judaïsme ?
Ce n'est pas leur désir. Ils veulent être des juifs comme ceux d'Europe ou des États-Unis. Certains s'habillent même comme dans les ghettos polonais d'avant la Shoah, avec le grand chapeau noir.

Faut-il s'attendre à un développement de ces communautés ?
Oui, car les médias modernes accélèrent la diffusion de l'information et le phénomène d'identification et de revendication se nourrit de lui-même. Il a fallu des dizaines d'années pour que soient reconnus les Falashas d'Éthiopie, alors que les Beth Yeshouroun du Cameroun l'ont été en quatre ans. Le phénomène du judaïsme africain remet en mouvement aussi bien l'histoire du judaïsme que le paysage religieux de l'Afrique.

Black Jews, Les Juifs noirs d'Afrique et le mythe des tribus perdues, Albin Michel, 315 pages
Propos recueillis par