lundi 22 septembre 2014

Leonard Cohen, un beau ténébreux chez les nevi’im ( prophètes )


Leonard Cohen fête aujourd’hui ses 80 ans, tandis que son nouvel album «Popular Problems» sortira le lendemain de son anniversaire. À cette occasion, Jewpop vous propose de découvrir en exclusivité le texte de l’écrivain québécoise Chantal Ringuet, qui préface l’essai «Leonard Cohen. Seul l’amour» de Jacques Julien (Editions Triptyque, 2014, Montréal)...
 


Un beau ténébreux chez les nevi’im

« Un beau ténébreux » : cette expression tirée d’un roman de Julien Gracq est particulièrement appropriée, il me semble, pour qualifier Leonard Cohen, ce dandy élégant, désabusé et romantique, dont la silhouette coiffée d’un fedora déambule dans l’imaginaire contemporain depuis plusieurs décennies, traversant les continents, les cultures et les générations. Tantôt marchand de rêves à la voix smoothy, tantôt ascète en quête d’élévation spirituelle, Cohen est l’auteur d’un répertoire musical et poétique à nul autre pareil, qui valorise la polyphonie des voix tout autant que l’intertextualité et la réécriture. Ponctuées de références au judaïsme, faisant écho aux tourments de l’homme moderne en proie à l’abandon et à la solitude, les chansons de Cohen s’apparentent à un véritable palimpseste derrière lequel s’entrecroisent plusieurs influences et se tissent diverses mémoires.

En cela, elles sont essentiellement fécondes ; aussi se prêtent-elles à de nombreuses interprétations. Dans une interview accordée à Michael Harris et publiée dans la revue montréalaise Duel en 1969, Cohen, alors jeune trentenaire, affirmait justement : « La vaste majorité de mes chansons peuvent être qualifiées de chansons dures, de chansons douces ou de chansons contemplatives, voire de chansons pour faire la cour². » Ainsi, elles constituent dès le départ un matériau que nous pouvons transformer à notre guise en lui conférant une atmosphère chaque fois différente et renouvelée³. Ce pouvoir d’adaptation qui relève de leur étonnante singularité allait assurer à ses chansons un brillant futur, comme nous le savons aujourd’hui.
 
Du Montréal juif à l’univers des nevi’im

Issu d’une famille juive anglophone nantie de Montréal, Cohen a reçu une éducation élitiste. Lyon Cohen, son grand-père paternel, propriétaire d’une usine de vêtements, s’était installé à Westmount. Homme d’affaires et philanthrope, il appartenait à l’élite juive anglophone de la métropole, que l’on surnommait couramment les Uptowners. Il joua un rôle important dans la communauté juive dès la fondation, en 1897, du journal anglophone The Jewish Times avec l’avocat Samuel William Jacobs.

Par la suite, il fut élu en 1919 le premier président du Congrès juif canadien, et contribua à la mise sur pied du Jewish Immigrant Aid Services of Canada (JIAS). Contrairement à la majorité des Juifs de Montréal qui étaient issus de l’Europe de l’Est, il n’appartenait pas à la classe des Downtowners, ces immigrants de langue yiddish qui habitaient les quartiers du port et de la basse ville et qui travaillaient durement dans les usines de confection.
Fils et petit-fils d’un important employeur dans le monde de la shmata, un grand secteur économique à Montréal durant la première moitié du XXe siècle, Leonard Cohen baigna dans cet univers dont il connut les privilèges. Au cours de sa jeunesse, il y travailla pendant quelque temps, puis il quitta définitivement son milieu d’origine pour habiter rue Stanley, au centre-ville. Là, il fréquenta les habitants du quartier, ces paumés et ces démunis qui erraient rue Sainte-Catherine, aux alentours du square Phillips.

Chez Ben’s, delicatessen de renom, il rencontra son futur ami, le poète Irving Layton ; sous sa recommandation, il entreprit des études à l’Université McGill, où il devint l’élève de Frank Scott et de Louis Dudek. De son propre aveu, Cohen se considérait comme un drop out raté ; c’est cependant à cette période qu’il joignit le groupe des McGill poets et commença à publier des poèmes dans la revue littéraire étudiante CIV/n, dont le nom, un acronyme inspiré d’Ezra Pound, signifie « civilisation ».
En 1956, il publie un premier recueil, Let Us Compare Mythologies : il s’agit du premier titre de la McGill Poetry Series, une série de livres de colportage publiés par Contact Press. En parallèle, il joue de la guitare sous l’influence de Pete Seeger, Josh White, des chanteurs du groupe Wheeling et de West Virginia (une station radio de musique country), puis de Joan Baez et Bob Dylan. Il commence à écrire de la musique – surtout de la folk, de la musique espagnole et du flamenco –, puis il remporte un véritable succès en 1966 avec sa chanson Suzanne. C’est alors le début d’une carrière exceptionnelle qui s’étendra sur un demi-siècle.
Dans le présent ouvrage, Jacques Julien a bien raison de souligner que les chansons de Cohen présentent un intérêt particulier si on les examine du point de vue de la culture juive : le judaïsme affleure en effet dans son oeuvre entière. À de nombreuses références tirées de la Bible et à des vers qui font écho à la poésie hébraïque religieuse, s’ajoutent des allusions à la mystique juive et, parfois, un arrière-fond messianique.

Ainsi, ses chansons sont marquées par le scintillement d’une vision qui fait écho à la parole des nevi’im, ces prophètes du monde hébraïque ancien qui annonçaient la rédemption, tout en se révélant parfois – eux aussi – d’illustres poètes. Mais il y a plus. Depuis le début de son parcours, Cohen apparaît tel un homme poursuivant une quête inlassable, celle d’un objet qui se dérobe sans cesse : l’amour. Ainsi, ses chansons peuvent être perçues comme une vaste tentative de poétiser le désir amoureux, de métaphoriser le vide, c’est-à-dire l’absence de l’autre, la femme, celle dont Jacques Lacan avait raison d’affirmer qu’elle n’existait pas 4 .
À cette première absence s’en ajoute une deuxième, travestie sous les traits de la première : celle du Nom. Ce Nom qu’il est convenu de taire, selon le judaïsme : celui de Ha’Chem, celui de Dieu. Comme l’exprime son poème « I Should Not Say You ».
Without the Name the wind is babble, the flowers are a jargon of longing. Without the Name I am a funeral in the garden. Waiting for the next girl. Waiting for the next prize. Without the Name sealed in my heart I am ashamed. It is not sealed. I am ashamed. Without the Name I bear false witness to the glory. Then I am this false witness. Then let me continue 5 .
Si la trajectoire qu’a poursuivie Cohen depuis les années 1960 peut être perçue comme une quête de l’altérité, ou plutôt des altérités, c’est peut-être faute de ne pouvoir atteindre cet Autre suprême ; ce Dieu dont il est, en tant que descendant des kohanim 6 , l’un des princes héritiers. De ce point de vue, l’oeuvre de Cohen est porteuse d’un sentiment de mélancolie d’où s’érige un Je plongé dans une intense communication avec Ha’Chem.

Or ce sentiment se situe à l’origine d’une parole dont l’universalité relève surtout de son acuité à accueillir la « condition exilique 7 » de son auteur, pour reprendre l’expression de George Steiner. C’est ainsi que le « beau ténébreux » a poétisé les affres de la condition humaine et le destin vertigineux de l’homme contemporain – cet individu acculé de toutes parts à la désillusion, à la déception et au désespoir. Son défi majeur consiste, peut-être, à ne pas avoir sombré dans le registre des désenchantés.

Écrivains juifs cosmopolites

De Leonard Cohen, une image nous frappe : celle du Famous Blue Raincoat déambulant dans les rues de New York à quatre heures du matin en décembre ; celle d’un imper bleu à l’aspect glamour, dont le tissu légèrement élimé rend compte du vécu, de la maturité, voire d’un certain esseulement amoureux chez celui qui le porte. D’une trajectoire multiple, marquée de voyages, d’itinéraires et de détours, depuis Montréal, sa ville natale, jusqu’à Londres, l’île de Hydra en Grèce, New York, Berlin, Los Angeles et… Montréal à nouveau.

« Je suis un poète, un vagabond, un juif 8 », écrivait le poète yiddish Melech Ravitch (1893-1976) dans un éloge à la liberté faisant suite à sa découverte de l’Amérique du Nord. Ces paroles, Cohen lui-même aurait pu les écrire. En réalité, il n’est pas anodin de souligner que le parcours du chanteur présente certaines similitudes avec celui de Ravitch, ancien membre du groupe Di Khaliastre [La bande], qui prônait l’avant-garde et le modernisme poétique dans la Varsovie des années 1920.
Bien que tous deux aient vécu à Montréal pendant de nombreuses années, l’un avant et l’autre après avoir exploré le monde entier, les deux hommes ne se sont jamais rencontrés.

Pourtant, ils avaient beaucoup en commun : à leurs origines juives est-européennes d’ascendance polonaise s’ajoutent une écriture abondante, ainsi que le goût des femmes et du voyage. À l’instar de Ravitch, Cohen est animé d’une passion ardente ; comme lui, il a voulu épouser le monde dans toutes ses dimensions, tant il était insatiable de découvertes, d’expériences, de rencontres, d’aventures.
Comme Ravitch, aussi, Cohen a vécu de sensualité et d’amour ; il était épris des femmes, et de la femme à travers toutes celles qu’il a connues. À la lecture des poèmes de Ravitch, tout comme à l’écoute des chansons de Cohen, on suit le trajet d’un Éros 9 trébuchant qui se relève chaque fois, à demi errant, pour aller rejoindre Thanatos 10 , auquel il s’agrippe momentanément, pour enfin en déjouer la course. Mais pour combien de temps ?

Questions de style
 
Face à l’impasse de sa propre « condition exilique », Leonard Cohen répond par un style. En puisant au coeur de ses origines, c’est-à-dire en s’inspirant, d’une part, d’une tradition culturelle millénaire dont il est le fier héritier et, d’autre part, d’une tradition familiale avec laquelle il était en porte-à-faux, Leonard Cohen a inventé une véritable signature. Ce style et cette signature qui défient les modes 11 se reflètent certes dans son habillement, dans sa manière élégante de porter complet et fedora, comme plusieurs l’ont souligné. Au premier chef, toutefois, ils trouvent consistance dans la voix qui les incarne. Voix dont le grain nous interpelle, en levant le voile sur un moment d’aube que l’on voudrait éternel, tant il s’arrime à un horizon de beauté qui sied au prolongement du regard.

« There is a crack in everything / That’s how the light gets in 12», écrivait avec justesse le chanteur dans ses Selected Poems.
Avec Cohen, le temps devient suspendu, mais pourtant rythmé. L’espace s’enrichit de nouvelles perspectives, offrant des (pré)figurations finement ciselées du réel. Ainsi, le chant qui les porte grave quelques stries sur la surface lisse de notre quotidien. D’une chanson à l’autre, les modulations de sa voix dessinent des motifs incurvés dans notre chemin rectiligne, qu’il désencombre des habitudes, du confort et des illusions de permanence dont nous nous entourons au profit de quelques bris.

Avec Cohen, nous sommes propulsés dans des états amoureux. Nous éprouvons une douce ivresse, nous accédons à la mélancolie. Nous sommes invités à faire alliance avec Éros. À suivre cet élan qui nous fait vaciller, trembler, chavirer, et nous entraîne dans une prodigieuse célébration des sens et de l’affect.
En ce sens, l’ouvrage de Jacques Julien fait ressortir avec justesse l’art d’aimer qui caractérise Cohen tout autant que ses poèmes et chansons.

Abordant le caractère « moraliste » du chanteur et la manière dont il a représenté diverses valeurs au cours de sa carrière, Jacques Julien examine ici la diversité des styles et des influences qui l’ont façonné. Cet ouvrage à la fois accessible et important met en lumière une dimension peu abordée des textes de Leonard Cohen, légende incontournable de la chanson internationale. Pour cette raison, il plaira tant à ses amateurs de longue date qu’à ceux qui sont intéressés à le découvrir.
 
Par Chantal Ringuet 

Source JewPop