dimanche 26 octobre 2014

A Genève, sur les traces du premier ghetto juif d’Europe


Ce n’est pas Venise qui a créé le premier ghetto juif comme le veut l’historiographie classique, mais Genève, près d’un siècle avant la Sérénissime. Ce n’est pas pour se vanter. Les lecteurs de Jean Plançon, historien autodidacte qui autopsie l’histoire des juifs de Genève depuis de longues années, le savent. Pour les autres,approcher ce thème  au cours d’une visite guidée dans  la Vieille Ville avec ce passionné a un charme particulier...


Ce dimanche18 mai, c’est à l’initiative du GIL, communauté israélite libérale de Genève, qu’une quarantaine de curieux ont parcouru deux facettes de l’histoire genevoise, celle du ghetto et celle de l’université.Au cours du 13e siècle, des juifs arrivent à Genève, petite ville concentrée sur sa colline. Ils sont de passage et paient un droit d’entrée plus lourd que les autres voyageurs: pour les hommes quatre deniers, pour les femmes enceintes, huit.
Le concile du Latran de 1215 a étendu les restrictions imposées aux juifs, dont l’obligation de porter une marque distinctive: chapeau à bout pointu en Allemagne, rouelle en France, un signe destiné en particulier à éviter que des chrétiens puissent sans le savoir avoir des relations charnelles avec des juifs.

Un début prometteur

C’est en 1396 qu’une présence juive est relevée à Genève. Les arrivants s’installent librement sur la colline. La communauté compte d’abord une quinzaine de familles qui se regroupent entre la place du Grand Mézel et la rue de l’Ecorcherie (les abattoirs). Parmi les hommes, des médecins, des maîtres d’enseignement, des banquiers, « des familles opulentes qui vont acheter des maisons, reconstruire des granges et financer le réaménagement des rues », raconte Plançon.
Cette réussite suscite bien sûr une certaine jalousie. Pierre de Magnier, responsable de la paroisse de Saint-Germain sise dans le quartier de « la juiverie », adresse une supplique au Comte de Savoie afin qu’il oblige les juifs à porter un signe distinctif … sous prétexte toujours d’éviter l’épouvantable perspective de relations sexuelles avec des chrétiens. Le Comte n’obtempère pas.  En 1406, on compte une trentaine de familles, entre 100 et 200 personnes.
C’est en 1428, sous la pression des commerçants, que le Conseil de Genève décide par décret d’assigner à résidence les juifs durant la nuit. Deux  nouvelles portes sont construites afin de fermer le quartier.

L’ancêtre de tant d’autres

C’est le premier ghetto d’Europe, ancêtre de ceux qui se multiplieront au XVIe siècle. Il ne s’appelle pas ainsi, le mot n’apparaîtra qu’en 1516 avec le ghetto de Venise. On l’appelle le «Cancel», qui signifie bornes, limites, barrières.
Les familles juives sont expropriées et doivent payer un loyer à leurs nouveaux propriétaires.
La situation se gâte un peu plus lorsqu’en 1461, des émeutiers attaquent et pillent le cancel. L’hostilité de la population croît. Il est interdit aux juifs d’être drapiers ou médecins. Et une manœuvre originale permet de clore la question: en 1490, le Conseil de Genève décide de déplacer les filles de joie dans le cancel en laissant croire que c’est à la demande des juifs. Les Genevois crient au scandale, demandent leur expulsion. Les autorités cèdent.
Les expulsés s’en vont à Versoix où ils sont plutôt bien accueillis. Ils resteront dans cette région plus de 100 ans puis s’en iront progressivement, volontairement. On n’a plus trace d’eux dès 1632. Ils reviendront à Genève deux siècles plus tard.

Les  révoltes fermentent dans la Petite Russie

 Un autre volet de cette histoire genevoise contée au détour de quelques haltes, est un peu plus connue, elle concerne les Russes, l’université et la politique. C’est en 1874 que l’Académie de Genève devient une université par la création de la faculté de médecine. Adolphe de Rothschild crée une clinique ophtalmologique réputée.
L’idée d’attirer des étudiants aisés anglo-saxons échoue. Dès 1880, ce sont des ressortissants de Russie qui affluent (dont d’Ukraine, de Biélorussie et des Pays Baltes), mais aussi des Balkans et de la Turquie. La population genevoise les surnommera « les Orientaux ».
Dans l’empire tsariste, un sévère numerus clausus restreint l’accès des minorités aux universités et il n’en compte qu’une dizaine pour 125 millions d’habitants. Les femmes y sont interdites.
En 1910, sur 1438 étudiants, 61% sont orientaux, très attirés par la médecine, dont 60% de femmes (la moitié font médecine!). Elles représentent cette année-là 43% des doctorats. Quelque 80% de ces étudiants sont juifs.
Lina Stern, juive originaire de Lettonie, sera la première femme professeure de l’université à la faculté de médecine de 1918 à 1925. Elle a fait des découvertes majeures sur le cerveau et donne à Genève  selon Plançon « son statut de leader mondial des neurosciences ». Elle est sollicitée par Moscou et après deux décennies de succès sera victimes des purges antisémites de Staline. Son procès et celui d’autres intellectuels et artistes membres du présidium du Comité antifasciste juif a lieu secrètement en été 1952. Treize de ses co-accusés sont condamnés à mort et exécutés. Elle est condamnée au bannissement.

Ebullition révolutionnaire

La fin du 19e est une période d’ébullition révolutionnaire. De nombreux étudiants ont été forcés à l’exil par leur régime. Genève est libérale et la liberté d’expression étendue. Les exilés qui sont marxistes, anarchistes, sionistes, etc. poursuivent leurs activités politiques, créent les cercles sociaux-démocrates, fondent le Bund, le Parti ouvrier social-démocrate russe. Lénine, familier de la brasserie du Landolt, prépare le Grand soir en partie à Genève.  Les éditions de propagande anti-tsariste se multiplient, les imprimeries clandestines sont nombreuses.
Ces étudiants et militants se concentrent dans le secteur de l’université, surtout autour de la rue de Carouge surnommée par certains « Karoutshka ». Le quartier lui-même est appelé « la petite Russie ». Les meetings politiques sont quotidiens dans les brasseries, et très animés: les chaises et les tables volent souvent.
Les conditions de vie de cette population sont des plus spartiates, souvent un litre de lait et un pain pour la journée. Et certains renoncent parfois à manger pour s’offrir une séance au théâtre. Barbus et chevelus, pauvrement vêtus, ils suscitent des critiques. Quant aux nombreuses jeunes femmes slaves… et blondes, elles suscitent fantasmes et envies. Les Genevois décrient leurs mœurs.
Dès 1910 le reflux des « Orientaux » commence, accentué par la guerre et à partir de 1917 par la Révolution russe.

Source Les Obeservateurs