mardi 7 octobre 2014

Faux ordres de virement et insaisissables suspects


Les auteurs d'escroqueries aux faux ordres de virements bancaires ne sont pas seulement ingénieux pour tromper des entreprises. Pour court-circuiter les procédures judiciaires, ils opèrent depuis l'étranger, en grande majorité en Israël. Explications...



Quel point commun entre la Brittany Ferries (Roscoff, Finistère) et PBM Import, une filiale du leader européen d'importation de bois Wolseley (Pacé, Ille-et-Vilaine) ? Ces deux sociétés bretonnes ont été victimes d'une arnaque aux faux ordres de virements internationaux (FOVI).
Dans les deux cas, une personne se faisant passer pour le P-DG est parvenue à convaincre le service comptabilité de se faire verser, fin 2011, puis fin 2012, 1,1 million d'euros, puis 14 millions. Dans les deux cas encore, l'argent a transité par des comptes à l'étranger, via Chypre, la Bulgarie, la Chine (...). Destination finale ? Israël.

72 commissions rogatoires adressées à Israël, aucun retour

Ces quatre dernières années, l'Office central de répression de la grande délinquance financière (OCRGDF) a recensé plus de 700 faits commis ou tentés en France. Plus de 360 entreprises ont été victimes de cette carambouille (dite aussi « arnaque au président »), pour un préjudice dépassant désormais les 300 millions d'euros.
En Bretagne et en Loire-Atlantique, plus de 80 faits ont été signalés. Dans le collimateur des escrocs : les multinationales, comme la société de Vincent Bolloré, victime, dans le Finistère, d'une tentative à 350.000 euros en juin dernier, mais aussi les établissements plus modestes : abattoirs, laboratoires, établissements bancaires, assurances, offices HLM... Quand ils ont contacté leurs homologues d'Interpol et Europol, les organismes internationaux de coopération policière, les enquêteurs français n'en ont pas cru leurs oreilles.
Les escroqueries aux faux ordres de virements internationaux ? Les deux offices internationaux... ne connaissaient pas ! Et pour cause. « Vous êtes le seul pays touché », leur ont répondu un peu plus tard, Interpol et Europol. C'était juste avant que la Belgique, la Suisse et le Luxembourg ne soient à leur tour pris pour cibles. Leur point commun ? On y parle français. « Tout simplement parce que les auteurs de ces arnaques sont français », explique un enquêteur, spécialiste des FOVI.
Des Franco-Israéliens, réfugiés en Israël, dont certains sont « bien connus des services », pour avoir fait leurs armes en France dans les arnaques aux faux annuaires et fausses publicités, l'affaire du Sentier ou encore les fraudes à la TVA et à la taxe carbone. « On a des noms, et même les sociétés qui blanchissent l'argent détourné », assurent des enquêteurs. Mais en Israël, où le fil de l'enquête se brise, aucune procédure n'aboutit. Selon nos informations, pas moins de 72 commissions rogatoires internationales ont été adressées à l'État hébreu depuis 2010. Aucune n'a été suivie d'effet.

Police israélienne « peu efficace et débordée »

« Les procédures sont longues, complexes, coûteuses, et mobilisent des moyens pour un résultat quasi nul », se désole un enquêteur. Israël laisse faire ? « C'est plus compliqué que cela, explique une source judiciaire. Il y a des problèmes juridiques mais le pays a manifesté son intention de coopérer. » « La France a su convaincre Israël que tout ceci était illégal, affirme au Télégramme Serge Dumont, journaliste belgo-israélien, correspondant permanent en Israël pour Le Soir et auteur de « L'histoire vraie de la mafia israélienne » (La Manufacture de livres, octobre 2013).
Mais la police israélienne n'est pas très efficace en général, et elle est surtout débordée par les problèmes de sécurité intérieure et de terrorisme. » Autre écueil : Israël refuse d'extrader ses ressortissants mis en cause dans des affaires judiciaires « pour les protéger d'éventuelles décisions judiciaires motivées par l'antisémitisme ».
Cette loi, votée en 1978, a été assouplie en 1999. L'extradition est désormais possible, mais sous condition : si le ressortissant est condamné, celui-ci devra purger sa peine en Israël. Depuis, une seule a été autorisée vers la France : en 2008, celle, éphémère, du flamboyant Gilbert Chikli... qui se trouve être le père présumé de l'arnaque aux faux ordres de virement (lire ci-dessous). La France souffre d'un autre handicap. En 2012, elle avait refusé l'extradition de deux chauffards français qui avaient pris la fuite après avoir mortellement renversé une Israélienne âgée de 25 ans, en septembre 2011, à Tel-Aviv.
La France, très embarrassée, avait alors déclaré : « Depuis 2004, la loi n'autorise pas l'extradition de ses citoyens vers des pays ne faisant pas partie de l'Union européenne ». Les deux hommes seront jugés le 27 novembre prochain. À Paris.

Gilbert Chikli, faux agent secret, vrai millionnaire

Il est le père présumé de « l'arnaque au président ». Gilbert Chikli est franco-israélien. Son coup d'éclat ? En 2005, l'homme reconnait s'être fait passer pour le président du groupe La Poste auprès d'une agence parisienne. Il convainc la directrice qu'un agent de la DGSE va prendre contact avec elle pour une opération secrète.
L'un des clients de la banque est un dangereux terroriste qui va prochainement effectuer un gros retrait en vue de préparer un attentat. Il faut donc marquer les billets avant la transaction. Pendant deux jours, le faux agent harcèle la directrice à qui il a fait acheter un téléphone portable pour être joignable en permanence. Après une quarantaine d'appels, la directrice s'exécute : elle glisse 358.000 euros dans une mallette qu'elle laisse dans les toilettes d'une brasserie parisienne. Bien sûr, l'argent s'envole. La directrice, elle, sera licenciée.
Pendant trois ans, l'homme répétera le même scénario auprès d'une quarantaine d'établissements bancaires. Montant du butin : au moins 23 millions d'euros. En 2008, Gilbert Chikli est extradé d'Israël, mis en examen et placé en détention provisoire en France pendant près de trois ans. Relâché en attendant la fin de l'instruction, il prend la fuite alors qu'il est sous contrôle judiciaire.
« J'ai le don de convaincre. Et alors ? » C'est une équipe de France 2 qui retrouve sa trace, en 2010, probablement en Israël. Face à la caméra, Ray Ban sur le nez, bronzé et bravache, le quadragénaire ne conteste pas les faits.
« C'était un jeu (...) Par une déballe assez exceptionnelle, il faut le dire, on arrive à se faire remettre des versements ou des espèces assez importantes, voilà. (...) Ou vous avez un don, ou vous l'avez pas. C'est comme les grands acteurs et les grands artistes. Considérons que j'ai un don de beau parleur, que j'ai cette force de convaincre. Et alors, est-ce qu'on peut me reprocher ça ? » Un an plus tard, il est suspecté d'être derrière une tentative d'escroquerie (2 M€) qui visait... l'Élysée. L'homme prend son téléphone et contacte les policiers pour affirmer qu'il est « totalement étranger » à cette affaire. Selon lui, son modus operandi aurait suscité de nombreuses vocations. Et à ce petit « jeu », les élèves, arrivés en nombre depuis deux ans en Israël, auraient « dépassé le maître ».

Les chiffres

Plus d'attaques. Pour le seul premier semestre 2014, et pour la seule zone gendarmerie, douze attaques ont été recensées en Bretagne pour des préjudices s'élevant de quelques dizaines de milliers d'euros à 437.000 euros. Treize faits avaient été enregistrés en 2013, cinq en 2012, et un en 2011. Une tentative sur trois a réussi.
Malgré la sensibilisation régulière des entreprises, les escrocs ont connu plus de succès en 2014 : une tentative sur trois a réussi. Sur les 13 recensées en 2013, deux avaient réussi (4,2 millions d'euros), une sur cinq en 2012, et une en 2011. 600.000 euros en moyenne. 56 faits (dont 45 tentatives) ont été déclarés en zone police Bretagne et Loire-Atlantique depuis 2011, pour un préjudice tournant généralement autour de 600.000 euros.

Sur la ligne des escrocs, 143.000 appels en trois mois !

Comment des escrocs parviennent-ils à embobiner banques, entreprises, salariés ? Leurs très redoutables techniques ont été décryptées. Les voici, point par point.
1. Le principe Téléphoner à l'un des salariés ayant l'autorisation de transférer des fonds, au sein du service comptabilité, pour le convaincre d'effectuer un virement à l'étranger.
2. La technique Pour convaincre le salarié visé, l'escroc se fait passer pour le P-DG ou l'un des cadres dirigeants de l'entreprise (d'où le nom d'"arnaque au président"), qui prétextera une situation urgente, vitale pour la société (contrôle ou redressement fiscal imminent, faire face à une OPA hostile, lancer une OPA sur un concurrent, etc.).
Bien souvent, le malfrat agit alors que le P-DG en question et le responsable financier sont absents (en déplacement à l'étranger, malade...).
L'opération est lancée de préférence avant midi, le vendredi, en fin de journée, la veille d'un jour férié... Le temps que l'argent transféré sur un compte soit retransféré vers d'autres comptes, où ils ne pourront plus être gelés (24 h à 48 h). "C'est psychologique aussi. Quand le week-end approche, on est plus détendu, on est moins vigilant, explique un enquêteur rompu à ce type d'arnaques.
C'est aussi pour cela qu'il faut être Français pour mener à bien de telles opérations. Il faut connaître les us et coutumes du pays, sa mentalité."
3. Avant l'attaque, des mois de préparatifs Pour réussir le coup, les escrocs ont réuni un maximum d'informations sur leur proie : qui contacter (personnel), qui sont les dirigeants, quelle est leur signature, leur voix, leurs intonations, leurs mots et tics de langage, qui sont les clients, les fournisseurs, avec quels pays la société a-t-elle des échanges (...).
Pour la mettre à nu, de un à six mois de recherches sont généralement nécessaires. De nombreuses infos sont accessibles via Internet (presse spécialisée, site Web de l'entreprise, Infogreffe, etc.) : stratégie, organigramme, actes officiels, PV d'assemblées générales, comptes-rendus du comité d'entreprise, extraits Kbis, lettres internes... Cela ne suffit pas.
Pour les compléter et les recouper, les aigrefins ne vont pas hésiter à téléphoner à l'entreprise visée, en se faisant passer pour un client mécontent, un avocat, un fournisseur, etc. - "Pourrais-je parler à M. Durand ?" - "Je regrette. Il est en vacances, il revient dans une semaine. Mais je peux vous passer Pierre Vincent qui prend le relais en son absence" (...).
Récemment, des enquêteurs bretons ont établi qu'une société avait reçu 140 appels des escrocs avant que ceux-ci ne passent à l'attaque !
Dans une autre enquête, la ligne téléphonique que les malfrats avaient, notamment, utilisée dans le Finistère (128 appels en trois semaines) avait servi à passer en France, en trois mois... 143.000 appels ! Ces informations peuvent aussi être glanées ou complétées sur les réseaux sociaux (Facebook, Twitter...) : vie privée, agenda des responsables, etc.
Les cadres ont participé à un week-end de cohésion le week-end dernier, ont mangé du homard au dernier repas d'affaires ? Une compétition de football a rassemblé les salariés, équipe jaune contre équipe rouge ? Michel est parti à la retraite après 35 ans de bons et loyaux services ? Tout intéresse ces escrocs. Car chaque information est susceptible, le moment venu, de faire tomber la garde de leur interlocuteur.
4. Un aplomb phénoménal Avec un aplomb phénoménal, l'escroc lancera l'information, livrera le détail qui endormira la vigilance du salarié. Celui-ci hésite ? Le faux P-DG va le placer sur un piédestal. On ne lui a peut-être pas donné la place qui lui revenait, on l'a peut-être négligé, oublié mais, là, il va pouvoir donner le meilleur de lui-même.
C'est lui qui va permettre de sauver sa boîte ou de lui donner un gros coup de boost ! C'est lui qu'il a choisi, parce qu'il a confiance en lui, que la situation est urgente, secrète. Il ne doit en parler à personne. Lui seul est dans la confidence. Il résiste ? Un document signé viendra confirmer, par e-mail, dans les minutes suivantes l'autorisation. Il résiste encore ? L'escroc est le patron. Il hausse le ton. Le salarié est sommé d'obéir. Il risque son poste !
Veut-il aussi endosser la responsabilité d'une faillite et de licenciements massifs ? Si le stratagème échoue malgré tout, l'escroc retentera peut-être sa chance, avec d'autres salariés. L'entreprise Michelin a ainsi fait l'objet d'une vingtaine d'attaques, en vain, au siège à Clermont-Ferrand et auprès de ses filiales à l'étranger.
Dans un autre cas, le jour suivant un échec, un escroc a même rappelé l'entreprise visée, en se faisant passer pour un enquêteur d'Interpol, pour tenter de débloquer les fonds qui avaient été gelés !
5. Anonymes et intraçables Les escrocs masquent tous leurs agissements. Les infos achetées sur Infogreffe ? Achetées avec une carte bancaire prépayée, rechargeable en espèces, sans être associée à un compte bancaire. Les numéros d'appels téléphoniques français ? Achetés par le même moyen (environ 15 € par mois en Israël) auprès de "plates-formes de dématérialisation" habituellement utilisées pour des services clients établis à l'étranger, pour donner l'illusion que cette activité est traitée dans le pays où se trouvent les clients (services de jeux aussi, etc.).
Pour l'escroc, cela permet de mettre en confiance son interlocuteur en lui faisant croire qu'il reçoit un appel local. L'adresse e-mail ? Idem, auprès de fournisseurs français de noms de domaine. Il suffit de reproduire l'adresse Web de l'entreprise visée et les e-mails de ses dirigeants, à une lettre ou un signe près ! Pour les mouvements bancaires, le premier transfert est généralement effectué vers une banque d'un pays européen.
Un second transfert, vers des pays où l'opacité bancaire règne, intervient très rapidement (dans les 48 h). La Chine est très prisée, car des liens ont semble-t-il été noués avec des contacts locaux. Les escrocs ont recours entre eux, à la manière des banques, au mécanisme de la compensation. L'argent transférée en Chine ne bouge plus, mais des complices chinois implantés à Paris paient en cash les escrocs.

Anglophones, pirates informatiques et faux stagiaires : alerte, les escrocs recrutent !

Ils ne ratent aucune opportunité. Quand les escrocs en col blanc ont appris qu'une nouvelle norme de virement bancaire international (norme SEPA) était mise en place, leur sang n'a fait qu'un tour. En quelques semaines, l'arnaque était ficelée : se faire passer pour une banque, prétexter des tests techniques pour effectuer des virements. Le premier, pour mettre en confiance, était bien restitué. Le second, jamais.
Mais la mise aux normes s'est achevée cet été. Fini les arnaques SEPA. "Les escrocs sont déjà passés à autre chose, rapporte un spécialiste des escroqueries aux faux ordres de virement. Dans leurs équipes, ils ont des financiers, des informaticiens..." Nouveaux filons La nouvelle tendance, c'est l'intrusion informatique. Les pirates vont récupérer une foule d'infos sur les comptes bancaires, les fournisseurs, les clients. Et ils trouvent toujours une faille : par exemple, se faire passer pour le propriétaire des locaux et demander à ce que les loyers soient versés sur un nouveau compte bancaire, etc. Autre tendance : envoyer un faux stagiaire.
De vraies techniques de renseignement économique ! Dans son livre consacré à la mafia (*) israélienne (édition La Manufacture des Livres, octobre 2013, 22,90 €), le journaliste belgo-israélien Serge Dumont estime que cette criminalité mobile "profitera des opportunités que lui offre la législation israélienne jusqu'au moment où elle trouvera des conditions plus intéressantes ailleurs". La criminalité financière n'a pas de frontières...
Mais ce jour-là n'est pas encore arrivé. Aux dernières nouvelles, les criminels en col blanc mènent grand train dans les établissements de nuit de la région de Tel-Aviv. Il se murmure aussi que de nouveaux filons devraient prochainement être exploités. Les groupes d'escrocs rêvent de nouvelles "parts de marché" et pensent international.
Pour cela, ils ont la ferme intention de se mettre... à l'anglais. H. Ch. * Plusieurs groupes sévissant ces dernières années ont été repérés à Ashdod et Netanya, deux cités à fortes composantes françaises, au sud et au nord de Tel-Aviv . "Ils ne font pas partie de la mafia israélienne, même s'ils commencent à faire partir du paysage criminel local et si les pactoles amassés suscitent la convoitise", constate le journaliste Serge Dumont.

Une vingtaine de millions d'euros gelés

Lorsque l'alerte est donnée rapidement, les services d'enquête parviennent à geler les fonds sur le premier compte où l'argent a été transféré. Sur les quelque 300 M€ envolés depuis 2011, une vingtaine auraient ainsi pu être stoppés. Pour les récupérer, la coopération interbancaire, en dehors de tout cadre judiciaire, à l'amiable, semble la mesure la plus efficace. Certains pays, pour des raisons juridiques, rechignent à restituer les sommes gelées.

Source Le Telegramme