vendredi 7 novembre 2014

De Berlin à New York, 1920-1975


Après New York (Centre international de la photographie, 2013) et Amsterdam (Joods historisch museum, avril-août 2014), le Musée d’art et d’histoire du Judaïsme de Paris présente l’exposition Roman Vishniac : de Berlin à New York, 1920-1975. Au menu : quelque 220 œuvres, dont de nombreux inédits, depuis les débuts du photographe à Berlin jusqu’à l’après-guerre aux Etats-Unis...


Surtout connu pour avoir photographié l’Europe orientale et les shtetls, Vishniac a également été influencé par l’expressionnisme allemand comme le montrent toutes ses productions d’avant-guerre et notamment celle de la gare de Berlin avec ses ombres et son immense perspective.


Un monde disparu

Des yeux noirs, des regards d’enfants aux pupilles sombres et écarquillées remplis de tristesse et de détresse percent l’objectif comme un questionnement au-delà du temps. « Nous ne survivrons pas, semblent murmurer leurs lèvres muettes. Alors souviens-toi car je suis aussi toi. » Et bien après que l’on soit sorti de cette exposition consacrée aux photographies de Roman Vishniac, ces êtres pris sur le vif et dans leur quotidien nous poursuivent et nous hantent, longtemps encore, comme une entêtante phrase musicale.
Cette pellicule relate si minutieusement ce monde disparu et anéanti de la Pologne. En voyant ces clichés si connus, on pourrait aussi imaginer que Vishniac était l’un de ces juifs des shtetls, tant ses photos sont imprégnées d’une atmosphère réelle.
 Ruelles glissantes et obscures, enfant étudiant au heder. Ce petit garçon de 7 ans si studieux sera le seul rescapé de toute sa nombreuse famille. Après avoir émigré aux Etats-Unis, David deviendra bouddhiste. Il évoque dans une vidéo, sa vie au village ; il a gardé les mêmes yeux d’enfant perdu.
 Plus loin ce sont des artisans, des grands-pères soucieux et partout cette même et terrible pauvreté qui habite ces foyers glacés, sans espoir, qui font frissonner d’effroi, de culpabilité… Que faisait le monde alors ? Une éternelle question qui revient sans cesse, martelant notre esprit.

Et pourtant, en 1935 c’est bien une importante organisation juive d’entraide, l’American Jewish Joint Distribution Committee, qui lui confie la mission de photographier les communautés juives misérables d’Europe orientale, sans imaginer une seconde qu’elles sont vouées d’ici peu à l’extermination. C’est pourquoi ces photos ont pris une valeur inestimable : elles sont le seul témoignage de ce qu’a été la vie de ces juifs de Pologne.

Un homme de son temps

Comme ses compatriotes de la Vienne de la fin du XIXe siècle, Roman Vishniac est un homme moderne, enraciné dans l’énergique et électrique Mitteleuropa, très loin des juifs de l’Europe orientale qu’il a photographiés et auxquels parfois il est associé si profondément.
Il naît au tournant du siècle, en Russie, dans une famille aisée. Comme tout bon juif éclairé qui se respecte, après avoir fini ses études de biologie à Moscou, il va rejoindre ses parents à Berlin. Là, sa passion qu’il cultive depuis son plus jeune âge pour la photographie va pouvoir se développer, au cœur de cette atmosphère avant-gardiste de la capitale allemande, qui, dans les années 1920, atteint le summum de sa créativité.
 L’expressionnisme impose ses formes et sa perspective en noir et blanc. Arnold Schönberg abolit la tonalité et fonde la composition sur une série de douze sons. Le Bauhaus, forme d’architecture moderne, envahit la ville. Fritz Lang commence à filmer Dietrich et tout ce petit monde danse au cabaret berlinois, le must de la modernité.
 Vishniac, inspiré par tous les mouvements de sa ville d’adoption, photographie Berlin, et capte dans son objectif des clichés en forme de véritables œuvres artistiques. Mais qui n’ont pas encore l’humanité et presque l’humilité des photos qu’il prendra de ses coreligionnaires d’Europe orientale.
 En pleine montée du nazisme, passant outre l’interdiction pour les photographes juifs d’exercer leur métier dans la rue, Vishniac photographie les bâtiments ornés de bannières à la croix gammée, faisant poser sa fille Mara, comme s’il s’agissait de simples photos de famille.


Les années dangereuses

En 1939, après avoir rejoint ses parents réfugiés en France, Vishniac est interné au camp du Ruchard, avant de pouvoir s’embarquer pour les Etats-Unis en décembre 1940.
 A New York, il ouvre un studio de photographie, travaille comme portraitiste, documente la vie des juifs américains et celle des immigrants. En 1947, il revient en Europe et photographie les camps pour personnes déplacées, les survivants de la Shoah qui essaient de reconstruire leur vie, l’action des organisations de secours et d’émigration, ainsi que les ruines de Berlin. Là encore, ses photos sont saisissantes, en mouvement, et semblent bouger constamment comme ces enfants embarquant pour la Palestine, une valise à la main et une étiquette autour du cou, ou le visage hagard de ces réfugiés sans destin.

Après la guerre, revenant à sa formation de biologiste, il devient un pionnier dans le domaine de la photo-microscopie et de l’imagerie scientifique, mais c’est une autre histoire et nous laisserons ce roman-là à ses délires.
 Nous garderons dans nos cœurs les yeux noirs de tous ces enfants morts, mais qu’il a su grâce à ses clichés faire vivre pour l’éternité.


Source JerusalemPost