vendredi 12 décembre 2014

Leonard Bernstein, l’énergie de la générosité


De Bernstein, on croyait avoir tout dit de sa carrière : d’abord fulgurante (dans sa période américaine jusqu’en 1969), ensuite encyclopédique dans sa perception ultime des œuvres scrutées jusque dans leurs secrets les plus intimes...


Et chaque fois, Lenny nous surprenait parce qu’il ne dirigeait pas une œuvre, il la recomposait avec un enthousiasme et une générosité irrésistibles. Et voici qu’un gros coffret Sony relance le débat.
Son goût de la diversité avait permis à ce pianiste-chef-compositeur de réconcilier le plus docte enseignement d’Harvard avec Broadway où triomphe son « West Side Story ».
Tout simplement ce fils d’émigrés juifs russes, dont le grand-père était rabbin, a su devenir l’image même de l’Amérique, jeune, diverse, engagée, dynamique et surtout éminemment professionnelle.
On se souvient surtout aujourd’hui de la fin de son parcours de chef où ses enregistrements DG (1) nous l’ont montré à la tête du Philharmonique d’Israël et des plus grandes phalanges européennes (Vienne, Berlin, Amsterdam) avec lesquelles il pousse l’introspection du texte à une intensité quasi insoutenable. Ses Mahler sont indispensables, ses Brahms grandioses, ses Beethoven marmoréens.
On en avait presque oublié le prodigieux musicien des années américaines quand cette boule d’énergie doublée d’une intelligence hors pair dynamitait littéralement le grand répertoire.
Sony a la bonne idée de rééditer dans un impressionnant volume l’ensemble de ses enregistrements de concertos et de pièces orchestrales, un choix qui laisse espérer l’édition d’un second volume réservé au monde de la symphonie où l’on attend Beethoven, Mahler, Sibelius sans parler d’une époustouflante Fantastique de Berlioz avec laquelle il subjugua le public bruxellois en août 1968, le jour de ses 50 ans.
Ce vaste volume de 80 CD s’impose avant tout par le mimétisme ensorcelant qui unissait le chef et son Orchestre philharmonique de New York qu’il dirigea de 1958 à 1969 et qui, sous sa baguette, atteignit des sommets de virtuosité efficace, d’énergie fulgurante et d’implication expressive.
D’évidence, l’orchestre épouse avec passion le moindre de ses souhaits, insufflant aux partitions qu’il joue une vitalité débordante mais jamais réductrice.
Ses interprétations-ci sont l’essentiel même de la vie. Le répertoire symphonique étant pour l’instant exclu, elles portent leurs fruits avec une efficacité encore plus immédiate.
De la force herculéenne de Leonore III de Beethoven, ou des couleurs fauves de Respighi (Les pins de Rome), à l’évocation populaire de Copland (Billy the Kid) en passant par une ouverture virevoltante de Rossini (La scala di seta) : Lenny et ses New-yorkais ne laissent personne indifférent. Ils ont un « knack » inimitable pour récupérer les caractères nationaux des musiques qu’ils interprètent.
Dans cet éventail de pièces courtes, Bernstein sera tour à tour italien, allemand, anglais, tchèque, autrichien, espagnol et bien sûr américain. Et que dire du répertoire français, où il allie sensualité et frénétisme, ou du russe, où ce fils d’émigré se sent naturellement chez lui avec une luxuriance des timbres mise au service d’un sentimentalisme immédiat ?
En concerto, Bernstein est le partenaire des plus grands : Stern, omniprésent au violon (une même passion les unissait), mais il ne faut pas oublier le duo Brahms-Sibelius avec Francescatti. Au piano, quand il ne joue pas lui-même (Mozart, Ravel, Chostakovitch), il sera le complice démoniaque de Gould, l’accompagnateur confiant de Watts, le premier pianiste noir à enregistrer Brahms pour un grand label, et surtout le partenaire jusqu’au-boutiste du Beethoven intransigeant de Serkin dans des moments qui frisent l’anthologie.
Tout l’art de Bernstein est là : communier avec ses solistes comme avec les instrumentistes de son orchestre dans un niveau d’implication qui laisse l’auditeur pantois, mais ravi.
Cet album est d’abord une leçon de générosité.
Source Le Soir