jeudi 22 janvier 2015

Shoah : Munich pourrait se convertir aux "pavés de la mémoire"


Inscrire dans le sol les victimes du nazisme, est-ce leur manquer de respect ? Seule grande ville allemande à avoir interdit les "pavés de la mémoire", Munich (sud) voit se multiplier les appels en leur faveur. Soixante-dix ans après la libération du camp d'Auschwitz, le projet lancé en 1996 par le sculpteur Gunter Demnig est devenu la forme la plus populaire d'hommage aux morts de la Shoah en Europe...


Avec les "Stolpersteine" (littéralement, "pierres sur lesquelles on trébuche"), cubes de 10 cm de côté portant une plaque de laiton avec le nom d'un défunt, il s'agissait de restituer à l'horreur sa dimension individuelle.
D'Oslo à Vienne, de la côte atlantique à Budapest, 50.000 pavés ont fleuri dans plus d'un millier de villes européennes, encastrés dans le trottoir devant le dernier domicile connu des victimes.
Pourtant Munich n'en compte aucun sur la voie publique. Ses deux seules Stolpersteine, au nom des marchands d'art juifs Siegfried et Paula Jordan, avaient été déterrées peu après le rejet du projet en 2004 par la capitale bavaroise.
"C'est comme si mes parents étaient déportés une seconde fois", avait protesté leur fils Peter Jordan, 91 ans, dans une lettre à la municipalité.
Cette interdiction s'explique par l'opposition farouche de Charlotte Knobloch, 82 ans, ancienne présidente du Conseil central des Juifs en Allemagne et leader de la communauté juive de Munich.
Pour Mme Knobloch, rescapée de la Shoah, voir les badauds fouler au pied ces pavés et leur court texte d'hommage à chaque victime - nom, date de naissance, date de déportation, date et lieu de décès - constitue une atteinte à leur mémoire.
"Les gens tués dans l'Holocauste méritent mieux qu'une plaque dans la poussière et la saleté de la rue, voire pire", maintient-elle dans un communiqué. Elle prône un mémorial unique, rassemblant les noms des victimes, dans un centre de documentation qui doit ouvrir en avril.
Cette position pourrait désormais se heurter au nouveau maire social-démocrate de Munich, Dieter Reiter, élu en 2014 et favorable aux Stolpersteine.
Son attitude est surveillée avec d'autant plus d'attention qu'au sein même de la communauté juive de Munich, les appels à modifier la loi locale se font de plus en plus pressants.
"J'ai été persécuté enfant, comme Mme Knobloch. Pourquoi son expérience compterait-elle plus que la mienne ?", s'interroge auprès de l'AFP Ernst Grube, 82 ans, ex-déporté qui a perdu plusieurs proches dans les chambres à gaz.
Pour lui, il serait temps de laisser les familles des victimes honorer leurs défunts comme elles l'entendent.

D'autant que les Stolpersteine concernent les 6 millions de victimes juives, mais aussi les homosexuels, tziganes, handicapés, résistants et témoins de Jehovah tués sous le IIIe Reich.
Mémorial "démocratique", les pavés plaisent particulièrement aux jeunes et "ceux qui ne les approuvent pas devraient peut-être se montrer un peu plus tolérants", renchérit Bernhard Purin, 51 ans, directeur du Musée Juif de Munich.
Terry Swartzberg, lancé dans une campagne en faveur des Stolpersteine, évoque de son côté les courriers fervents que lui envoient des petits-enfants de déportés vivant aux Etats-Unis ou en Israël.
"Ils disent: +(...) Nous voulons visiter les lieux où nos familles ont vécu avant d'être emmenées de force à Treblinka ou à Auschwitz+", explique-t-il, assurant pouvoir désormais compter sur une majorité au conseil municipal.
En attendant un éventuel revirement des autorités, il a installé 27 pavés sur un terrain privé et en a rassemblé environ 300 dans une cave, prêts à être posés.
A ses yeux, en ces temps troublés pour la communauté juive, les Stolpersteine peuvent aussi servir d'avertissement.

Si elles devaient être dégradées, "nous saurions que l'Allemagne a un problème d'antisémitisme", développe-t-il.
A Munich, lieu majeur de l'histoire du nazisme, le débat ravive un passé douloureux. Pour Rudolf Saller, fonctionnaire de 59 ans, Mme Knobloch "a été démocratiquement élue par sa communauté", figure parmi "les plus affectés" par la Shoah, et sa position doit prévaloir.

"Bientôt, tous les survivants seront morts. Nous avons besoin d'une forme de souvenir qui nous accompagne dans la vie quotidienne", juge à l'inverse Martin Müller, 48 ans, employé de l'Office européen des brevets.
Source Le Nouvel Obs