jeudi 14 mars 2019

Zakhor : le devoir du souvenir


Le Chabbat précédant Pourim est appelé « Chabbat Zakhor » parce qu’on y effectue la lecture de l’une des « Quatre sections » - celles lues chaque semaine comme haftara pendant cette période – dont le thème est de nous rappeler les méfaits d’Amalek contre nos ancêtres. Or, selon de nombreux avis, il apparaît que la mention de ce passage constitue l’unique lecture de la Torah qui soit formellement imposée par ordre divin…



Le thème générique de la « guerre contre Amalek » comporte en réalité trois mitsvot distinctes : la première (603e du compte du Séfer ha’Hinoukh) nous enjoint de nous souvenir à jamais des actions belliqueuses du peuple d’Amalek à notre encontre, comme l’énonce le verset « Souviens-toi de ce que t’as fait Amalek lors de votre voyage en sortant d’Égypte », (Dévarim 25, 17). La seconde mitsva (604e) consiste quant à elle à « effacer le souvenir d’Amalek » (ibid. 19) en lui livrant une guerre sans merci.
Enfin, le troisième de ces commandements (605e) nous défend de jamais oublier l’hostilité dont fit preuve ce peuple envers nos ancêtres, peu après leur sortie d’Égypte (ibid.).
Or de prime abord, il semblerait que la première et la dernière de ces mitsvot fassent redondance : en effet, si nous avons le devoir de « nous souvenir » de ces événements, il semble donc fort improbable que nous en venions à les oublier…
C’est en réponse à ce problème que nos Sages comment tèrent ces versets de la manière suivante dans le Sifra (début de Bé’houkotaï) : 
 « ‘Souviens-toi de ce que t’a fait Amalek’ – serait-il ici question d’un souvenir dans le coeur ? Il est pourtant déjà dit par ailleurs : ‘N’oublie pas’, d’où l’oubli du coeur ! Alors que devons nous entendre par ce ‘souvenir’ ? De le mentionner verbalement ! ». 
Autrement dit, la répétition du commandement induit un second devoir : celui de formuler verbalement les agressions de l’Amalécite à notre encontre, ainsi que notre devoir d’éradiquer son souvenir de la surface de la terre.
C’est sur la base de ce texte que de nombreux décisionnaires, et non des moindres, furent amenés à trancher que contrairement à toutes les « lectures de la Torah » ayant été instituées par Moché puis par Ezra, celle de ces versets décrivant l’épisode d’Amalek relève d’un devoir formel imposé par la Torah elle-même !
Telle est la décision des Tossefot (Traité talmudique Bérakhot, page 13/a), du Roch (Bérakhot chapitre 7, paragraphe 20) et de plusieurs autres.
A un point tel que rabbi Israël Issarline, l’auteur du « Téroumat haDéchen » reconnu comme l’une des références de base en matière de Halakha (XVe siècle de l’ère commune) en conclut qu’il convient d’attacher plus d’import tance au fait d’effectuer cette lecture des rouleaux de la Torah en présence d’un quorum de dix hommes – impératifs pour toute lecture de ce genre – que pour celle de la Méguila, dont la lecture est possible, selon de nombreux avis, au plan individuel !
(Telle est également la conclusion du Michna Beroura 685, alinéa 16, et ce, contrairement au Maguen Avraham qui considère que si le choix devait être donné, il serait préférable de rassembler un minyan pour la lecture de la Méguila puisqu’elle est elle-même précédée d’une lecture dans la Torah d’un autre passage évoquant aussi la guerre contre Amalek).
Mais en quoi cette « évocation verbale » signifie-t-elle nécessairement une lecture des rouleaux d’un Séfer Torah ?
C’est un passage du Talmud relevé par le Ba’h (sur le Tour, chapitre 685) qui en rend compte de manière quassiment explicite : « D’où savons-nous que cette commémoration [de la fête de Pourim évoquée dans la Méguila] signifie une lecture [dans un parchemin] ?
Peut-être s’agirait-il d’une simple méditation ! C’est impossible, car il est dit [concernant Amalek] : ‘Souviens-toi’ – or, il est pourtant déjà dit ‘n’oublie pas’. (…) Alors que signifie ce ‘souvenir’ ? Une évocation verbale ! ».
Dans ces derniers mots, le Talmud fait manifestement référence au Midrach du Sifra cité plus haut, et c’est précisément à partir de ce texte que l’on déduit que la « commmémoration » à laquelle nous engage la Méguila - à l’instar de celle de l’épisode d’Amalek - s’effectue par une lecture dans un parchemin.
A quelle fréquence cette lecture doit-elle être effectuée ? La réponse à cette question ouvre en fait de nombreuses perspectives !
Le Séfer ha’Hinoukh révèle dans un premier temps que l’on ne saurait assimiler ce souvenir aux autres obligations semblables évoquées dans la Torah, telle celle de la Sortie d’Égypte que nous sommes tenus de nous remémorer quotidiennement, matin et soir.
En effet, dans la mesure où cette dernière constitue l’un des principes fondamentaux de notre foi, c’est donc à cet égard qu’elle mérite d’être rappelée si souvent.
En revanche, le souvenir d’Amalek ne consiste qu’à « ne pas effacer de notre coeur la haine que ce peuple nous voue » ; or pour résister à l’oubli, précise cet auteur, une lecture effectuée tous les ans, tous les deux ans, voire même tous les trois ans pourrait s’avérer suffisante. 
Le raisonnement avancé par le Séfer ha’Hinoukh semble même suggérer que dans l’absolu, une seule évocation pendant toute la durée d’une vie pourrait s’avérer suffisante pour perpétrer ce souvenir (conclusion du Min’hat ‘Hinoukh sur place).
A l’extrême opposé, le Rambam (Assé 189) semble pour sa part considérer que l’on ne peut observer cette mitsva qu’en ravivant quotidiennement dans notre esprit le souvenir d’Amalek, au point de « mentionner le mal commis par lui à chaque instant » !
C’est sous ce jour que le Min’hat ‘Hinoukh, le très célèbre commentateur du Séfer ha’Hinoukh, conçoit l’avis de Maïmonide qui fait manifestement de ce commandement l’une des mitsvot continuelles que nous sommes tenus d’observer à chaque instant de notre vie, à l’instar de la foi en D.ieu.
C’est sur la base de cette opinion qu’apparaissent également, parmi les « dix évocations » figurant à la fin de notre prière du matin (fixées notamment par le rav Yaacov Emdin dans son « Siddour Yaavvets » et par le ‘Hida), les versets relatant l’épisode d’Amalek afin que ce souvenir nous accompagne quotidiennement, conformément à l’avis de Maïmonide.
Or, il se pourrait que ces deux positions contraires sur la fréquence à laquelle il convient de réaliser cette lecture, reflètent en réalité deux conceptions opposées de ce devoir.
Lorsqu’il décrit les principes de cette mitsva du souvenir, le Séfer ha’Hinoukh laisse clairement entendre que c’est l’attitude belliqueuse d’Amalek que nous devons garder en mémoire : « Ce devoir implique que nous nous souvenions de ce que fit Amalek contre les Enfants d’Israël, lorsqu’il fut le premier à les agresser à leur Sortie d’Égypte avant que tout autre peuple ou nation ne porte sa main sur eux ».
Par conséquent, dans la mesure où c’est le souvenir d’un événement particulier que nous devons nous remémorer, il s’avère suffisant de l’évoquer de temps à autre, sans nécessairement en faire un leitmotiv quotidien.
En revanche selon le Rambam, il s’avère que le souvenir porte essentiellement sur un autre point : « Que nous évoquions [ce mal] à chaque instant afin d’éveiller nos âmes au combat contre cette nation ».
Ainsi, outre le souvenir des agissements d’Amalek, nous devons aussi garder nettement dans notre esprit ce devoir nous engageant à éradiquer ce peuple.
Par conséquent, dans la mesure où c’est notre engagement personnel dans cette guerre qui est désigné par cette mitsva du « souvenir », il convient donc de l’évoquer et de le remémorer continuellement.
Néanmoins, ce ne sont pas ces deux points de vue qui furent communément retenus dans la Halakha mais un troisième, que l’on retrouve dans les termes des Tossefot et du Roch mentionnés plus haut : il consiste à considérer la lecture annuelle de la section de Zakhor - réalisée avant Pourim - comme étant l’accomplissement du devoir de se souvenir des méfaits d’Amalek.
Selon le ‘Hatam Sofer (Responsa Even haÉzer, Tome I, chapitre 119), cette fréquence annuelle s’explique par le fait que l’on retrouve à travers différents thèmes halakhiques que la notion de l’« oubli » survient précisément après une période d’un an…
Or, s’il venait à s’écouler une année entière sans que l’on n’ait procédé à la lecture de ce passage - avec l’intention manifeste de se rendre quitte de ce devoir comme le prescrit la Halakha –, surviendrait alors le risque que l’on en vienne à enfreindre la troisième de ces mitsvvot : celle de « ne jamais oublier » la haine que voue Amalek envers notre peuple !
Enfin, comme l’explique le Maguen Avraham (Ora’h ‘Haïm 685), c’est pour cette même raison que les Sages instaurèrent une lecture annuelle à l’occasion de ce qu’il convient désormais d’appeler « Chabbat Zakhor » - au seuil de la fête de Pourim - afin de juxtaposer cette mitsva à la fête qui évoque le mieux cette dualité séculaire, et dont le dénouement marquera le jour où « le Nom de D.ieu et le Trône céleste reprendront leur entière dimension », (Rachi, Chémot, 17, 16).

Par Yonathan Bendennoune

Source Chiourim