mercredi 13 mai 2015

13 mai 1944 : dernier convoi Bordeaux - Auschwitz


 
Le 13 mai 1944, à 7h50, 58 personnes, âgées pour la plupart, invalides pour certains, montent dans les wagons qui vont les conduire à Drancy puis Auschwitz. Leur seul tort : être de religion juive. Raflés dans la nuit du 5 février dans les hôpitaux de la ville, leur déportation doit « régler » la question juive à Bordeaux...
 


27 ont entre 54 et 74 ans, onze de 76 à 83 ans. Il y a aussi 2 adolescents de 14 et 16 ans, amenés avec leurs parents. Certains ont été arrachés de leur lit de grand malade pour être jetés sur le sol d’un fourgon stationnant plusieurs heures devant le fort du Hâ, avant de rejoindre le camp de Mérignac. Jamais des scènes aussi pénibles n’ont autant marqué la mémoire des témoins de ces opérations. Comment a-t-on pu en arriver à cette ignominie ?

De l’Armistice à juillet 1942 : Fichage, ségrégation et spoliation des Juifs bordelais

Dans la France de 1939, dominée par le sentiment d’une crise à la fois nationale, politique, morale, démographique et sociale, où les anxiétés devant les menaces extérieures et les impuissances intérieures alimentent les peurs, les doutes et les ressentiments, xénophobie et antisémitisme s’interpénètrent inextricablement auprès d’une large partie de l’opinion. Avec la débâcle militaire de 1940, les choses ne s’arrangent pas.
Le 27 juin 40 les premiers soldats allemands rentrent dans Bordeaux. La France est alors soumise à un double pouvoir hostile au judaïsme : celui des autorités allemandes dans la zone occupée, et celui de Vichy, gouvernement national et légal. Tandis que la stratégie nazie consiste peu à peu à appliquer la politique raciale du Reich – jusqu’à la liquidation physique –, à Vichy on tente d’instaurer dans le cadre de la Révolution nationale un antisémitisme « à la française ».
Ainsi de 1940 à 1944, le sort des Juifs bordelais se trouve subordonné à deux politiques aux objectifs et aux modalités différents : une politique d’exclusion et de persécution conduite par le gouvernement de Vichy ; une politique de déportation et d’extermination menée par l’occupant en vue de réaliser la « solution finale ».
Dans un premier temps, de l’été 1940 au printemps 1942, c’est la ligne de Vichy, politique antijuive d’initiative française, mélange d’antisémitisme d’État et de xénophobie, qui prédomine, tandis que les autorités d’occupation se limitent à des mesures de mise sous contrôle des Juifs, au moyen du fichage, des spoliations et de la terreur.

Eté/automne 40 : les premières mesures antisémites de Vichy et mise en place de la la législation allemande en zone occupée

Dès ses premiers pas, le nouveau régime s’active contre ceux que Maurras appelle les « étrangers de l’intérieur ». Le 22 juillet, création d’une commission de révision des naturalisations prononcées depuis 1927 : 15000 personnes (40% de Juifs) sont touchées. Le 23 juillet, annonce de la liquidation des biens juifs dans un délai de 6 mois. Le 27 août, abrogation du décret-loi Marchandeau de 1939, visant à combattre la propagande antisémite.
De leur coté les dirigeants nazis font appliquer la législation allemande dans les territoires occupés. Le 27 septembre, leur première ordonnance oblige les Juifs français et étrangers de la zone occupée à se faire recenser. A Bordeaux, rue Père-Louis-de-Jabrun, 2 072 déclarations dans le département de la Gironde sont faites pour 5 172 personnes (dont 1844 pour Bordeaux et sa banlieue). Ils doivent aussi faire recenser leurs entreprises.
Au total, on compte 403 entreprises « juives », principalement dans la maroquinerie, la confection pour dames et le commerce de tissus. Des pancartes bicolores, imprimées en caractères noirs sur fond jaune, et portant la double inscription « Judisches Geschaeft-Entreprise juive », doivent être apposées dans les vitrines des magasins. Objectif : retirer peu à peu la clientèle, en attendant la fermeture et la confiscation de leurs biens.

Les mesures de Vichy à l’automne 1940

Un pas décisif dans la politique d’exclusion est franchi par Vichy qui promulgue le statut des Juifs le 3 octobre. Les citoyens français juifs sont exclus de la fonction publique, de l’armée, de l’enseignement, de la presse et de la radio, du théâtre et du cinéma, cependant que les Juifs « en surnombre » seront éliminés des professions libérales. Il s’agit, en dépit d’exceptions prévues – anciens combattants notamment –, de rejeter les Français juifs hors de la communauté nationale.
Innovation par rapport à la législation de l’Allemagne nazie : les Juifs se voient définis par des critères raciaux et non plus religieux, puisque est déclarée juive « toute personne issue de 3 grands-parents de race juive ou de 2 grands-parents de la même race, si son conjoint lui-même est juif ».
A Bordeaux, plusieurs enseignants sont déchus de leur emploi. 13 fonctionnaires de la préfecture sont touchés.

A l’Hôtel de Ville, l’adjoint au Maire Joseph Bencazar, 78 ans (que l’on retrouvera dans le convoi du 13 mai 1944), doit cesser son activité après 15 années de présence au Conseil municipal. Le 4 octobre, une autre loi autorise l’internement des ressortissants étrangers de « race juive » dans des « camps spéciaux » et accorde aux préfets le droit de les assigner à résidence.

L’aryanisation économique des entreprises juives et la manipulation de l’opinion

Le 18 octobre 40, est instauré l’aryanisation économique qui place les entreprises juives sous la coupe d’administrateurs provisoires de « race aryenne » ou les liquide. 298 petits commerces bordelais disparaissent avant la date butoir du 5 janvier 1941, les autres changeant de propriétaires. Ils sont aidés dans cette entreprise de liquidation par le Commissariat général aux Questions juives (CGQJ), créé en 1941.
La même année est aussi créé l’Institut d’études des Questions juives (IEQJ dont le rôle est d’organiser des manifestations antisémites, de publier des brochures, des tracts, et d’apposer des affiches montrant le Juif sous ses aspects les plus monstrueux.
A l’initiative d’Henri Labroue, ex-franc maçon repenti, ancien député de la Gironde, un des antisémites les plus virulents des milieux pro-nazis, est créé à Bordeaux l’IEQJ qui compte rapidement plus de 100 membres.
En mars 1942, l’exposition vedette parisienne « Le Juif et la France » se transporte dans la capitale girondine. L’exposition ferme ses portes le 10 mai, après 6 semaines d’un succès ininterrompu (61213 entrée) dont tous les enfants des écoles. Le journal la Petite Gironde, sous imprimatur allemande depuis aout 40, explique que : 

« 40 jours auront suffi pour que nos concitoyens se rendent compte du péril juif. Un vieil usage veut que, dans toute enquête criminelle, l’on recherche la femme. Désormais, nous savons que dans les causes de toutes misères, faillites, catastrophes financières, scandales ou guerres, nous devons rechercher les Juifs. »

Les nouveaux textes antisémites des Allemands et de Vichy en 1941/42

De nouvelles ordonnances allemandes viennent renforcer les mesures contre les Juifs : interdiction d’avoir une TSF, interdiction de l’accès des Juifs à la propriété foncière, limitation des heures de sortie des Juifs, interdiction du changement de résidence… Vichy n’est pas en reste : un deuxième statut encore plus restrictif est promulgué en juin 41.
Mais la mesure la plus spectaculaire prise par les Allemands est au printemps 1942 l’obligation faite aux Juifs de zone occupée de plus de 6 ans de porter l’étoile jaune.

A dater du 7 juin, elle devra être « portée bien visiblement sur le côté gauche de la poitrine, solidement cousue sur le vêtement ». Cette mesure marque un tournant majeur dans la persécution car elle prend dans l’opinion une dimension symbolique et suscite la réprobation.
A Bordeaux, un rapport des autorités d’occupation (11 juin 1942) évoque la réaction de la population : 

« La mesure a été bien accueillie dans les cercles de petits commerçants et artisans qui, avant la guerre, ont eu le plus à souffrir de l’influence ascendante des Juifs dans les affaires. Par contre, de larges masses, presque sans exception, prennent parti pour les Juifs, plaignant les “pauvres Juifs”, désapprouvant les mesures, expliquant que les Juifs sont aussi honnêtes gens que les protestants ou que les catholiques.
On trouve la même attitude chez les ouvriers français. La compassion pour les Juifs va si loin qu’on évite dans la rue de les provoquer par des regards… la désapprobation est générale en ce qui concerne l’application de cette mesure aux enfants… »
Le 8 juillet, les Allemands parachèvent l’œuvre de ségrégation : il est désormais interdit aux Juifs de fréquenter les établissements publics tels que cafés, restaurants, théâtres, cinémas, squares, marchés, musées, bibliothèques, expositions, piscines et toutes manifestations sportives.
La fin du printemps 42 est un moment clé dans l’élaboration de la trilogie de la solution finale qui s’enclenche impitoyablement : concentration, déportation, extermination et la mise en œuvre du génocide.

En France prioritairement sont visés tous les Juifs aptes au travail âgés de 16 à 40 ans. Le 2 juillet, un accord Bousquet-Oberg est conclu : la police française organisera les opérations de ratissage et les Juifs français ne seront pas arrêtés dans un premier temps.

Une première vague

Des rafles sont organisées dans les grandes villes de zone occupée. Plus de 13000 Juifs sont interpellés à Paris les 16/ 17 juillet puis parqués au Vel’d’hiv’. A Bordeaux, la Préfecture (Papon, Secrétaire Général chargé de la « question juive » et son subordonné Garat) et la Police (le commissaire Téchoueyres, détaché sur ordre de Papon) organisent la rafle : répartition, nombre d’équipes, points de rassemblement et transfert par autobus vers Mérignac.
Elle est déclenchée dans la nuit du 15/16 juillet 1942 : 45 arrestations à Bordeaux, 5 en banlieue, et 20 dans le reste du département. Accompagnés de Juifs bayonnais et landais, ils seront 171 adultes à former le 18 juillet le premier convoi quittant la gare de Bordeaux pour Drancy puis intégrés dans un convoi de 1000 personnes à destination d’Auschwitz.

16 en reviendront.
Cette rafle et les suivantes provoquent des tentatives de départ massif des familles juives vers la zone non occupée où elles espèrent trouver un refuge. Les douaniers allemands et les gendarmes français interpellent en 2 mois plus de 380 Juifs sur la partie girondine de la ligne de démarcation. Les enfants en bas âge, les vieillards n’échappent pas aux arrestations.
Un second convoi avec 443 Juifs, dont 186 Français et 57 enfants, quitte Bordeaux le 26 août.

Un autre convoi est formé le 21 septembre. Les autorités allemandes décident finalement le 19 octobre l’arrestation de tous les Juifs étrangers et apatrides restant à Bordeaux et à l’exception de ceux qui, de par leur nationalité tels que turcs, espagnols, italiens, etc., bénéficient d’un traitement de faveur ils forment un nouveau convoi de 128 Juifs, dont 29 Français, le 26 octobre.

Une deuxième vague

Même si des convois partent (26 janvier et 7 juin 1943), il faut attendre l’automne 43 pour que la politique antisémite connaisse un nouvel emballement. Les Allemands décident de supprimer toute distinction de nationalité dans la traque des Juifs (« tous les juifs valides encore en résidence dans le département, sans considération d’âge, de sexe ni de nationalité ») et de procéder directement aux opérations de police avec l’aide de la section d’enquête et de contrôle française, dirigée par son nouveau chef, Lucien Dehan.
Plusieurs rafles et convois sont organisés entre novembre 1943 et janvier 1944. Au total, 539 Juifs sont transférés à Drancy. Les rafles sont terribles : 22 décembre, 10 janvier 44.
Le 12 janvier, le convoi de 317 personnes qui part vers Drancy suscite une émotion très forte.

De nombreux Bordelais se réunissent devant la synagogue. Un rapport souligne que l’opération est critiquée dans tous les milieux de la population.
Mais les Allemands n’en restent pas là et ordonnent, le 4 février, le recensement de tous les Juifs en traitement dans les hôpitaux. Ce sont eux qui seront déportés le 13 mai 1944. Au total 1565 juifs ont été déportés au départ de Bordeaux.
Source Rue 89