vendredi 1 mai 2015

«Le poids de la tradition rend les Bédouines malheureuses»

 
Il y a quelques années encore, Aïsha, une mère de famille bédouine âgée de 30 ans et mère de trois enfants, n’aurait jamais imaginé rencontrer un journaliste pour lui parler de la polygamie dans sa tribu du désert du Néguev. Mais son mari, qui vient de prendre une deuxième épouse, l’a beaucoup battue après qu’elle eut refusé de partager son foyer avec une autre. Il l’a donc répudiée...


Expulsée d’Oum al-Hiran, un village perdu au milieu du désert du Néguev, pour se retrouver au milieu de nulle part, la jeune femme a «connu l’humiliation de sa vie». «Faute de toit, les enfants et moi avons dormi avec les chèvres au milieu de la pierraille. Je me suis sentie moins que rien», raconte-t-elle. «Chez nous, cela ne se fait pas de refuser quelque chose à son mari.
Mais j’ai explosé lorsqu’il m’a dit qu’il voulait prendre une deuxième épouse plus jeune et qu’en fin de compte je ne serais plus que la bonne à tout faire dévouée à son maître.»

Société patriarcale

A l’entrée de Lakiya, une petite ville bédouine mal entretenue située à quelques encablures de Beer-Sheva, la révoltée nous reçoit sous la surveillance d’une vieille tante «complice».
La pièce est monacale: quelques coussins posés le long des murs badigeonnés à la chaux blanche, un plateau de fer ouvragé posé sur un trépied en bois et, sur le mur, une peinture naïve représentant le Dôme du Rocher s’appuyant sur un verset du Coran.
«Les femmes bédouines sont malheureuses, le poids de la tradition est trop lourd», assène Aïsha en servant le thé pendant que sa tante approuve de la tête. «Heureusement, les mœurs évoluent. De plus en plus de jeunes filles vont à l’école et certaines poursuivent même des études supérieures. Elles n’acceptent plus d’être considérées sur le même plan que les chameaux de leur clan.»
Selon une étude réalisée au début de 2015 par le Centre d’études de la Knesset, 40% des ménages bédouins d’Israël seraient en tout cas polygames. Ce qui fait beaucoup de monde dans une communauté d’environ 160 000 personnes dans le Néguev, 50 000 en Galilée, et plusieurs dizaines de milliers d’autres autour de Jérusalem ainsi qu’en Cisjordanie occupée.
La société bédouine est traditionnelle et patriarcale. Les mariages y sont souvent arrangés entre membres d’un même clan. Une jeune fille choisie pour être mariée à un homme qu’elle n’apprécie pas ne peut donc refuser sous peine de mort.
Si ce même époux décide ensuite de prendre une deuxième voire une troisième femme, des différends éclatent rapidement entre sa famille et celle de la première épouse. Pendant longtemps, ces disputes se sont réglées dans le sang, mais de nos jours, elles sont aplanies devant un kadi, un juge religieux siégeant à Beer-Sheva.
«Même si la polygamie est interdite par la législation civile israélienne, les juges religieux ferment souvent les yeux sur cette réalité dérangeante», affirme Ouda Abou Obeid, une universitaire bédouine militant pour les droits de la femme.

Lueur d’espoir

Quant aux responsables politiques, ils laissent faire. Pour preuve: durant la campagne pour les législatives du 17 mars dernier, deux bigames se sont présentés sur la Liste arabe unie, qui a recueilli 13 élus à la Knesset. A Jérusalem, tout le monde le savait, mais personne n’a rien dit. Certes, en septembre 2014, le ministre de l’Agriculture, Yaïr Shamir (extrême droite), avait provoqué une petite polémique en proposant au gouvernement de «réduire la pauvreté des Bédouins en réduisant leur taux de natalité, donc la polygamie». Mais ses propos sont tombés dans l’oubli en même temps que l’intéressé, qui s’est d’ailleurs retiré de la vie politique.
La polygamie est d’autant plus enracinée chez les Bédouins que bon nombre de leurs villages ne sont pas reconnus par l’Etat hébreu. Leurs habitants n’ont donc aucune existence légale. Ils ne bénéficient pas d’alimentation en eau ni en électricité.
Quant aux registres de la population, ils sont inexistants. Livrés à eux-mêmes, les habitants préfèrent donc perpétuer les traditions ancestrales plutôt que de se conformer aux lois d’un pays qui les ignore.
Pourtant, il existe quelques sources d’espoir. A Beer-Sheva, un service d’aide téléphonique dépendant de Maan, le forum des femmes bédouines du désert créé en 2000, répond quotidiennement à des dizaines d’appels de détresse. A Lakiya, un projet permet également de réinsérer dans la société des femmes répudiées ou délaissées après que leur époux s’est choisi d’autres dulcinées. Et le 8 mars dernier, l’université de Beer-Sheva a organisé un colloque sur la polygamie à l’occasion de la Journée internationale de la femme.
«Cet événement a provoqué de nombreuses discussions dans la communauté bédouine car les hommes – et surtout les anciens – se sont sentis agressés. Nombre d’entre eux ont d’ailleurs interdit à leur(s) épouse(s) d’y assister, voire d’en parler», raconte Aïsha.
«Moi, j’y suis allée et j’y ai rencontré d’autres Bédouines dans la même situation. On se croyait toutes au fond du trou et nous nous sommes donné la force de changer les choses.»
Source Le temps