mardi 19 mai 2015

Marocains juifs du Cap-Vert : Les derniers héritiers

 
Au milieu du 19ème siècle, en quête de nouveaux débouchés économiques, une poignée de Marocains de confession juive émigrent au Cap Vert. Près de deux siècles plus tard, leurs descendants reviennent à leurs racines pour sauvegarder cet héritage séculaire. Lumière sur une saga méconnue...


Août 1995, archipel du Cap -Vert, à 483 kilomètres des côtes du Sénégal, Afrique de l’Ouest. Si la parole s’en va, l’écrit reste, témoin immortel du temps qui passe et forge les destins…
Carole Castiel promène un regard teinté de mélancolie sur le cimetière de Sao Tiago. Elle ôte ses lunettes de soleil, la lumière insulaire éblouit ses yeux vert océan. Elle s’agenouille pour mieux lire les inscriptions en portugais et en hébreu sur les pierres tombales.
Les patronymes sépharades gravés sur les dernières demeures des défunts ont bien des consonances marocaines: Anahory, Auday, Benchimol, Benrós, Benoliel, Benathar, Cohen, Lévy, Pinto, Mamane, Seruya, Wahnon… Le cimetière, érodé par les pluies et balayé par le vent iodé du large, est dans un état de délabrement avancé.
Le spectacle de désolation est le même dans les carrés juifs des îles de Santo Antao et Boa Vista. Mais il en faut bien plus pour décourager cette jeune journaliste de Voice of America passionnée d’histoire et de culture lusophone : « J’ai traversé l’Atlantique pour tenter de retrouver les traces perdues des aïeux juifs marocains des étudiants boursiers originaires du Cap-Vert que j’encadrais dans le cadre d’un programme universitaire à destination des pays lusophones d’Afrique.
Ce voyage a provoqué une vive émotion en moi », se souvient Carole Castiel.

Un voyage émouvant, un déclic salvateur

Au terme de ce périple, la jeune femme prend conscience qu’il faut agir au plus vite pour sauver de l’oubli cette mémoire en péril.
Elle interviewe des descendants de Juifs capverdiens à Lisbonne, les encourage à créer un collectif sous la direction de Pedro Benros, donne des conférences sur le sujet à travers les Etats-Unis, multiplie les contacts avec officiels, hauts commis d’Etat et diplomates à Praia, Washington D.C et Rabat.
C’est ainsi qu’elle obtient l’appui précieux d’Aziz Mekouar, alors ambassadeur du Maroc auprès des Etats-Unis, et celui du conseiller royal André Azoulay. En 2007, Carole Castiel fonde avec d’autres passionnés le Projet du patrimoine juif du Cap-Vert (CVJHP, de son sigle en anglais), organisation à but non lucratif enregistrée aux Etats-Unis et bénéficiant du statut d’exemption fiscale.
Un cadre légal qui confère plus de crédibilité à la jeune association et facilite la levée de fonds.
Parallèlement à la recherche de financements, le CVJHP continue à sensibiliser les autorités capverdiennes à son action et signe ainsi en 2010 un protocole d’accord avec les maires de Ribeira Grande (Santo Antao), Praia et Boa Vista afin de restaurer, préserver et maintenir leur patrimoine juif. En 2011, le Roi Mohammed VI devient grand bienfaiteur du projet.
C’est muni de tous ces soutiens que le CVJHP parvient à restaurer les cimetières de Penha da Franca à Santa Antao (travaux entamés en 1999) et de Praia (travaux achevés en 2013). D’autres projets ambitieux sont aujourd’hui en cours (voir entretien avec Carol Castiel en fin d’article).

Une histoire singulière et méconnue

L’histoire des capverdiens d’ascendance judéo-marocaine est aussi singulière que méconnue. Les premiers migrants, originaires pour la plupart de Tanger, Tétouan, Rabat et Mogador sont arrivés dans cet archipel de dix iles vers le milieu du 19ème siècle.
Si certains sont arrivés directement du Maroc, beaucoup sont venus du rocher de Gibraltar, en quête de nouvelles opportunités d’affaires dans ce qui était alors un important centre commercial transatlantique. Le contexte politique était également favorable à l’installation libre de ces négociants d’origine sépharade. Le Portugal avait en effet aboli l’Inquisition en 1821 et signé un traité de commerce et de navigation en 1842 avec l’Empire britannique, dont dépendait notamment Gibraltar où certains Marocains de confession juive commerçaient et avaient obtenu la citoyenneté.
Ces nouveaux migrants ont élu domicile dans les îles de Santo Antao, Sao Vicente, Boa Vista et Sao Tiago, chacun s’investissant dans le métier qu’il connait le mieux (commerce international, transport maritime, administration…), faisant prospérer ses affaires au fil des jours. Arrivés seuls pour la plupart, minoritaires au sein d’une population majoritairement catholique (le Cap-Vert a été sous domination portugaise de 1456 à 1975), beaucoup parmi eux épouseront des femmes non juives.
En raison de cette assimilation, il ne subsiste quasiment aucun Juif pratiquant au Cap-Vert de nos jours, et plus qu’une centaine de descendants de Juifs marocains résident encore sur cet archipel de l’océan atlantique.

Honorer la mémoire, éclairer l’histoire

Pourtant, les descendants de ces familles restent attachés à leurs racines marocaines qu’ils revendiquent avec fierté où qu’ils se trouvent, au Cap-Vert, au Portugal, aux Etats-Unis ou au Canada.
Encouragés par le CVJHP et par la volonté affichée du gouvernement cap-verdien et du Royaume du Maroc de préserver et mettre en valeur ce patrimoine culturel deux fois séculaire, ils s’investissent à leur tour pour honorer la mémoire de leurs aïeux en préservant et documentant leur héritage. Et pour cause.
Si les livres d’histoire mentionnent rarement ce chapitre peu connu du passé de l’archipel, les recherches menées depuis quelques années par les historiens (voir entretien avec Angela Sofia Benoliel Coutinho à la page suivante) et chercheurs universitaires montrent toute la contribution apportée par la communauté juive marocaine à l’économie, la société et la culture de ce pays insulaire, forgeant une partie de son identité contemporaine.
Preuve supplémentaire s’il en faut, nombre de personnalités politiques cap-verdiennes sont d’origine judéo-marocaine, à l’instar de Carlos Alberto Wahnon de Carvalho Veiga, premier Premier ministre démocratiquement élu de l’archipel.

Un fort potentiel touristique

Le Projet du patrimoine juif du Cap-Vert initié par Carol Castiel compte aujourd’hui parmi les membres de ses Conseils d’administration et consultatif plusieurs personnalités de renom et d’influence.
Parmi lesquels Herman J.Cohen, ancien sous-secrétaire d’Etat américain pour les affaires africaines, Maria de Fatima Veiga, ambassadrice de la République du Cap-Vert auprès des États-Unis, Toby Dershowitz, président du groupe éponyme, ou encore le professeur Sulayman S.Nyang, du Département des études africaines de l’université d’Howard.
C’est dire l’importance politique accordée à ce projet, car au-delà de la dimension historique, le patrimoine judéo-marocain du Cap-Vert constitue un pont admirable pour la coopération culturelle entre Praia, Rabat, Lisbonne et Washington, ainsi qu’une belle niche pour le tourisme culturel et cultuel sur l’archipel.
Rêve concrétisé et mission accomplie pour Carol Castiel, 10 ans après son premier voyage sur l’archipel arc-en-ciel.

Source L'Observateur du Maroc