vendredi 19 juin 2015

Asala Agbarya, femme arabe israélienne dans la peau d’une juive...


L’étudiante à l’Université de Haïfa, 28 ans, a gagné le concours d’écriture «In the Other’s Shoes», lancé par l’écrivain et mécène genevois Metin Arditi avec cinq universités d’Israël. Rencontre avec une jeune femme qui croit en la vie plus qu’en la paix...

Elle ouvre la porte de chez elle avec un grand sourire, longues boucles noires tombant sur une robe noire à la Juliette Greco.
«Welcome!» Depuis le balcon de son appartement de la rue Bishoff Hajjar, sur les pentes du mont Carmel, la vue sur le port de Haïfa est superbe. Sur la table du salon, des fruits secs et du thé.
Dans un coin, les jouets de son fils Majeed, 1 an. Posé à côté de la télévision, un Coran. A l’arrière, le petit bureau qu’elle partage avec son mari juriste. Ici, centre mondial Baha’i, 10% des habitants sont Arabes israéliens et sont nés le poète Elias Sanbar, le cinéaste Amos Gitaï et la militante palestinienne Leila Khaled.
Asala n’en revient pas d’avoir gagné le concours d’écriture lancé par cinq universités d’Israël, dont celle de Haïfa où elle termine un deuxième cycle d’études en psychologie, avec le soutien de la fondation de Metin Arditi (lire page suivante).
«J’ai vu l’annonce du concours sur le site de l’université deux jours avant le délai final! Je n’avais pas écrit de textes personnels depuis des années. Et, pour écrire, je me sens plus à l’aise en arabe qu’en hébreu…» Mais c’est bien son texte qui a séduit le jury du concours intitulé In the Other’s Shoes – Jews and Arabs in Israel, et qui demandait aux participants, étudiants israéliens, d’écrire une nouvelle en se mettant dans la peau de l’autre.

Thérapie de la paix

Jouant avec subtilité de la métaphore des couleurs, Asala met en scène les craintes d’une jeune thérapeute «verte» au moment de devoir mener pour la première fois une consultation avec une patiente «bleue», de l’autre bord, inquiète pour sa fille depuis la mort de son mari.
Son texte (à lire en français), intitulé Un éléphant dans la pièce, raconte comment peu à peu la tension entre elles s’apaise et joue avec l’expression anglo-saxonne «the elephant in the room», qui désigne un problème évident et encombrant mais dont personne ne parle.
Inspiré d’une expérience réelle, ce texte intelligent et poétique ne contient pas une once d’angélisme. «Je me sens verte dans un monde bleu. J’aime le vert. Il symbolise mon appartenance. Le bleu, c’est le bleu, c’est tout. Ce que je ne suis pas. Ce que je voulais montrer, c’est que les deux communautés coexistent sans se connaître.
La situation entre elles sera toujours fragile. Inutile d’imaginer que l’on va vivre ensemble heureux pour toujours tout de suite. Il y a deux côtés, et l’on appartient soit à l’un, soit à l’autre. Mais dans certains lieux, à certaines occasions, il est possible de faire abstraction du côté auquel on appartient. Le cabinet d’un thérapeute est un de ces lieux où l’on peut simplement être humain.
En tant que thérapeute, on ne peut ni se cacher ni tricher. On doit être vrai. Lorsque cela m’est arrivé, je ne savais pas comment j’allais réagir face à cette patiente juive. Je me pensais incapable de faire correctement mon travail. Finalement, je l’ai vue pendant un an chaque semaine. Cela a été une grande leçon.»
 
Naître à Nazareth

Asala est né en 1987 à Nazareth, plus grande ville arabe du pays, aînée d’une fratrie de quatre. Sa mère est enseignante, son père employé de banque et juriste. Elle fait ses classes à Nazareth jusqu’à son bac, apprend l’hébreu et l’anglais, puis part à Haïfa étudier le droit et la psychologie.
A 24 ans, elle se marie avec Hamed, de quatre ans son aîné, originaire d’un village arabe au sud de Haïfa. Elle termine sa thèse sur les parents d’enfants en thérapie tout en enseignant à l’Open University à Nazareth et s’apprête à entreprendre un internat de quatre ans pour pouvoir officier comme psychothérapeute.
Elle a fait psycho «par hasard». «En arrivant à l’université, j’ai biffé ce que je ne voulais pas étudier. A la fin, il restait droit et psycho. J’ai fait les deux.» Après le premier cycle, elle s’engage dans une association de défense des droits de l’homme mais démissionne rapidement. «Le droit est un domaine trop agressif pour moi.
On est dans le conflit tout le temps. Soit on gagne, soit on perd. Ce n’est pas ma nature.» Du coup, devenir thérapeute est «la meilleure décision» qu’elle ait jamais prise. «Depuis toujours, les gens viennent me parler. J’ai de l’intuition, je ressens ce que les gens traversent. C’est à la fois un cadeau et une charge. Il faut savoir se protéger.»
 
Ecrire en arabe

Participer au concours a réveillé une vieille passion pour l’écriture. Elle s’est souvenue qu’elle avait le manuscrit d’un roman dans ses tiroirs et est désormais certaine qu’elle se remettra à écrire. «Mais j’écris en arabe, ce qui complique les choses, car il n’y a pas d’éditeur arabe en Israël. Je parle hébreu évidemment, j’étudie et j’enseigne dans cette langue, mais ce n’est pas la langue de l’intimité.»
Elle n’a voté qu’une seule fois, à l’âge de 18 ans. Elle ne croit pas à la politique et estime que les hommes politiques pensent moins au bien commun qu’à leurs propres intérêts. «Je n’aime pas les grandes espérances. Je ne crois pas à un changement, une paix qui viendrait d’en haut.
Je crois aux microchangements venus de la base.» Dans ce sens, elle estime qu’un concours d’écriture peut «changer des choses». «L’important, c’est de transmettre des idées qui font changer d’avis ceux qui les lisent.»
Falafels, taboulé et houmous font leur apparition sur la table. C’est la mère d’Asala qui les a amenés le matin. «Elle sait qu’on n’a pas de temps pour cuisiner, elle est comme toutes les mamans, sourit Asala. Vous mangez quoi, en Suisse? De la soupe au fromage, non?»
 
Le foulard

Sa famille, son mari, elle, tous appartiennent à cet endroit «depuis toujours». «C’est chez moi, mais il y a toujours des choses qui rappellent que ce n’est pas ma place. Tout est en hébreu, la signalétique dans les rues, les panneaux d’affichage. C’est un détail, mais ce n’est pas anodin. On doit toujours se battre pour exister.
Mais je n’ai jamais eu envie de partir. Et je ne veux pas perdre d’énergie à vivre dans la colère.» Asala n’a pas d’amis proches juifs. «J’en connais, bien sûr, je les côtoie tous les jours à l’université, dans les magasins, mais on se croise sans vraiment se connaître.»
Il y a quelques semaines, elle a décidé de ne plus sortir que voilée. Une décision «consciente». «Je sais que je ne me facilite pas la vie. Désormais, on me fouille à l’entrée des magasins et à l’université, on me demande si je viens faire le ménage. Avant, je pensais que c’était une mesure injuste.
Mais j’ai fait un parcours spirituel et je pense maintenant que le foulard protège les femmes d’être traitées comme des objets. Et je veux montrer qu’on peut mettre un foulard sans entrer dans des stéréotypes de classe ou de condition.»
Asala a appris il y a quelques jours qu’elle était enceinte de son deuxième enfant. Elle aimerait que son futur bébé soit une fille pour l’appeler Maryam, «mais ici on l’appellerait Meriem». Alors elle hésite, pour le prénom.

Un concours d’écriture pour promouvoir la paix
Plus de 500 étudiants israéliens, juifs et arabes, ont participé à la première édition du concours lancé par Metin Arditi avec cinq universités d’Israël. Remise du prix ce jeudi à Tel-Aviv.
En 2009, Metin Arditi créait, avec Elias Sambar, la fondation Les Instruments de la Paix-Genève, pour l’éducation musicale des enfants de Palestine et d’Israël. Désormais envoyé spécial de l’Unesco, fort de sa conviction que le dialogue par la culture peut transcender frontières, différences et conflits, l’écrivain, homme d’affaires et mécène genevois décide l’an dernier de lancer un concours d’écriture pour les jeunes israéliens par le biais d’une nouvelle fondation baptisée Fondation Arditi pour le dialogue interculturel.
Intitulé In the Other’s Shoes (Dans la peau de l’autre), ouvert aux jeunes Israéliens d’origine juive et arabe, il demande à chacun de se mettre, le temps d’une nouvelle écrite en hébreu, à la place de l’autre. L’Université de Tel-Aviv accepte de coordonner le concours avec quatre autres universités du pays (Bar-Ilan, Ben-Gurion, Haïfa, Jérusalem).
Plus de 530 textes parviennent aux cinq universités, dont 215 rien qu’à celle de Tel-Aviv, écrits par des étudiants de 1er ou de 2e cycle de toutes les facultés, femmes et hommes, juifs ou arabes. Chaque université, à travers un comité de professeurs, établit son propre palmarès.
Les trois premiers de chaque université sont récompensés de 5000, 3000 et 2000 dollars. Les cinq meilleurs textes sont traduits en anglais et envoyés à un jury international. Composé de l’ancien président sud-africain Frederik de Klerk, des Suisses Pascal Couchepin, Micheline Calmy-Rey et Sandrine Salerno, de l’historienne israélienne Idith Zertal et du professeur de littérature à Jérusalem Ariel Hirschfeld, il désigne (à l’aveugle) à l’unanimité le texte d’Asala Agbarya.
Etudiante en 2e cycle de psychologie à Haïfa, elle est récompensée lors d’une cérémonie à l’Université de Tel-Aviv ce jeudi 18 juin.
«Lorsque Metin Arditi est arrivé avec son idée, je n’ai eu besoin que de quelques secondes pour lui dire oui, raconte Raanan Rein, vice-président de l’Université de Tel-Aviv et coordinateur du concours en Israël. Ce projet correspond parfaitement à la mission de notre université, à la fois centrée sur la recherche, l’enseignement et l’engagement social.
Nous avons un rôle à jouer dans le Kulturkampf dans lequel Israël est plongé actuellement. Nous avons à affronter des fondamentalistes de toutes sortes. Des valeurs qui semblaient évidentes ne le sont plus. Les notions de démocratie et de respect des minorités sont menacées par les politiciens populistes au pouvoir.»

Les dilemmes des relations

Vie universitaire, transports publics, service militaire, hôpitaux: les thématiques abordées par les participants s’inspirent de l’espace public, le seul réellement partagé par les deux communautés, et d’épisodes de la vie quotidienne des participants.
«Des dizaines d’histoires abordent les dilemmes des relations entre médecins, infirmières et patients juifs et arabes. Avec certaines histoires poignantes de dons d’organe, explique l’historien. Le texte gagnant montre à quel point les Israéliens, quelle que soit leur origine, doivent prendre des décisions quotidiennes en tant qu’êtres humains d’abord, et à quel point notre identité ressemble à une mosaïque, avec nos composantes géographiques, professionnels, familiaux, religieux. Rien n’est tout noir ou tout blanc.»
A l’Université de Haïfa, la responsable des études littéraires, Vered Kenaan, est ravie que la lauréate en soit issue. «Notre université est un lieu spécial, avec une moitié d’étudiants juifs et l’autre moitié arabe. C’est un microcosme qui représente bien la situation du pays.
Et un défi permanent au quotidien en termes d’enseignement et de cohabitation. Quelle belle idée que celle de solliciter l’imagination et le dialogue pour se rencontrer!»
Elle-même organise régulièrement des activités interculturelles, soirées de poésie ou de théâtre. «Il faut absolument encourager les jeunes à s’emparer de la culture de l’autre. Le succès de ce concours montre qu’il y a un désir de compréhension, même si, hélas, les communautés ne se mêlent pas, ne fréquentent pas les mêmes lieux. Et les politiciens, qui n’ont pas l’imagination de Metin, ne créent pas les conditions du dialogue…»
Une deuxième édition du concours est déjà annoncée avec la possibilité pour les participants d’écrire en hébreu comme en arabe. Quant à Metin Arditi, il rêve de lancer la même initiative entre la Turquie et l’Arménie..


Source Hebdo