vendredi 12 juin 2015

Paracha Chelakh Lekha : Le paradoxe humain


Les explorateurs envoyés par Moché représentent l’archétype de l’individu paradoxal. D’une part, le fait qu’ils soient désignés à cette fonction indique qu’ils étaient des grandes figures de l’époque. Et pourtant, ils se fourvoyèrent d’une manière qui nous paraît difficilement compréhensible. Le Midrach lui-même attire notre attention sur cet étrange paradoxe : « C’est au sujet de ces hommes qu’il est dit : ‘Charger le sot d’une mission, c’est se couper les jambes et s’abreuver de dépit’ (Michlé 26, 6)...


Les explorateurs étaient-ils donc des sots ? Il est pourtant dit ailleurs : ‘Envoie-toi des hommes’ (Bamidbar 13, 2) – or tout endroit où le verset mentionne des ‘hommes’, il désigne des Justes (…). S’ils sont considérés comme des sots, c’est parce qu’ils proférèrent une calomnie, comme il est dit : ‘Qui débite des calomnies est un sot…’ (Michlé 10, 18). Autrement dit, bien que les explorateurs fussent des grands hommes, ils se rabaissèrent au rang de sots. Et c’est à leur sujet que Moché annonça : ‘Ils sont une génération d’hommes contradictoires…’ (Dévarim 32, 20). (…) Nous en déduisons qu’ils étaient tous des Justes aux yeux du peuple d’Israël et aux yeux de Moché (…) et le Saint béni soit-Il Lui-même confirma qu’ils étaient dignes de cette mission. Et pourtant, au terme de quarante jours, ils changèrent du tout au tout et suscitèrent cette mésaventure… » (Bamidbar Rabba 16, 5).
Comme on le voit, ces hommes semblaient tout indiqués pour mener cette mission à bien.
Ils étaient des Justes reconnus, et D.ieu Lui-même approuva le choix de Moché. Leur grandeur rend, à nos yeux, leur « transformation » extrêmement paradoxale : d’un zénith spirituel, ils plongèrent dans un gouffre béant de calomnies et d’absurdité. Comment comprendre cette soudaine volte-face ? Comment des Justes émérites peuvent-ils retourner leur veste aussi rapidement ?
Dans le Lev Eliyahou, rav Eliyahou Lopian livre des éléments de réponse, nous permettant de mieux comprendre le sens de ce paradoxe.

L’avertissement d’un érudit

Dans le Talmud Sanhédrin (41/b), nous trouvons une discussion relative au principe de « l’avertissement » [hatraa]. Pour qu’une action fautive entraîne la punition appropriée dans un Tribunal rabbinique, il est impératif que les témoins aient mis en garde le fauteur, avant même qu’il agisse, en lui précisant le châtiment qu’il encoure s’il commet cet acte.

Ainsi, lorsque deux témoins voient un homme sur le point de commettre un meurtre sans qu’ils puissent intervenir, ils devront lui rappeler la teneur exacte de l’action qu’il s’apprête à réaliser, et le châtiment de mort auquel il s’expose. Si les témoins omettent de prononcer cet « avertissement », le meurtrier ne pourra pas être puni comme il le mérite, en dépit des preuves irréfutables produites devant le Tribunal.
Dans ce contexte, le Talmud rapporte une discussion concernant le cas d’un « ‘Haver », c’est-à-dire d’un érudit reconnu : a priori, dans la mesure où cet homme maîtrise parfaitement la loi, il semble superflu de lui rappeler la gravité de la faute qu’il s’apprête à commettre. Tel est effectivement l’avis de Rabbi Yossi bar Rabbi Yéhouda : l’avertissement n’est requis que pour s’assurer que le fauteur a agi en connaissance de cause ; en vertu même de sa maîtrise de la loi, l’érudit est donc condamnable d’office.
Si telle est l’opinion de Rabbi Yossi bar Rabbi Yéhouda, les Sages s’y opposent : à leurs yeux, l’avertissement est requis en toute circonstance, quel que soit le niveau de connaissances du fauteur. Pourquoi ? Parce qu’il se pourrait que même l’érudit aurait peut-être renoncé à son crime, si on lui en avait rappelé la gravité.
Car lui aussi, juste avant d’agir, a certainement perdu de vue la teneur exacte de l’acte qu’il s’apprête à commettre.
Telle est bien la nature humaine : on a beau maîtriser une science, connaître un sujet de fond en comble, la conscience intellectuelle peut rester totalement paralysée face à la passion. À l’instant où l’individu est bousculé intérieurement, la gravité de l’acte et la peur des conséquences sont totalement occultées de son esprit : la puissance des émotions rejette violemment la raison dans les confins de l’inconscient. À cet égard, même l’érudit mérite qu’on lui rappelle la gravité de ce qu’il s’apprête à commettre, car au moment de l’acte, il évolue presque sous la contrainte de ses passions. Par un avertissement formulé en bonne et due forme – énonçant la punition à laquelle il se condamne en agissant ainsi – ses sens reviendront à la réalité et, dans un brusque soubresaut, il reprendra conscience de ce à quoi il s’expose.
La faute des explorateurs

Le Zohar rapporte qu’au moment où les explorateurs décidèrent de calomnier la Terre sainte, ils se concertèrent et tinrent les propos suivants : « Certes, dans le désert, nous avions le statut de chefs.

Mais dès lors que nous entrerons en terre d’Israël, nous perdrons ce privilège et on nous destituera ! » C’est pourquoi ils décidèrent d’un commun accord de tout mettre en œuvre pour empêcher l’entrée en Israël.
De toute évidence, il n’est pas question là de basses manipulations à but purement.
égoïste : comme nous l’avons vu, ces hommes évoluaient à un niveau spirituel qui dépassait totalement ce genre de manœuvres cyniques. Leur souhait de conserver leur statut de chefs devait très certainement être motivé par des considérations telles que la Gloire du Créateur. Mais il n’en demeure pas moins que c’est en définitive la perte de leur statut que ces hommes redoutèrent.
En d’autres termes, tant qu’ils évoluaient dans le désert, loin des réalités d’une société organisée dans un territoire national, leur rang social ne les préoccupait pas outre mesure.
En quittant le campement d’Israël, les explorateurs étaient effectivement d’authentiques Justes, aux yeux desquels les honneurs revêtaient bien peu d’importance. Mais à l’instant même où ils pénétrèrent dans la Terre promise, brusquement confrontés aux nouvelles conditions auxquelles ils devraient s’adapter, leur raison ne fit pas le poids face à la tentation. De violentes bouffées d’orgueil et d’amour-propre les submergèrent, les incitant à tout mettre en œuvre pour ne pas renoncer à leur dignité sociale.
Il s’agissait là encore d’une épreuve où la raison se heurta à la passion – épreuve que les explorateurs, en dépit de leur haut rang spirituel, ne parvinrent pas à surmonter.
La crainte du Ciel et la crainte des hommes

Le Talmud (Bérakhot 28/b) relate que lorsque Rabbi Yo’hanan Ben Zakaï tomba malade et fut à l’article de la mort, ses disciples se rassemblèrent autour de lui pour entendre ses dernières recommandations. Avant de prendre congé de lui, ils le prièrent de les bénir une dernière fois.
Rabbi Yo’hanan ben Zakaï leur dit alors : « Je prie D.ieu que votre crainte du Ciel soit équivalente à votre crainte des hommes ! » Les élèves s’exclamèrent : « Maître ! Est-ce là tout ce que tu nous souhaites ? » Le Sage répondit : « Pourvu seulement que vous atteignez ce niveau ! J’en veux pour preuve que lorsqu’un homme faute, quel est son seul souhait ? Que personne ne le voit ! »
Rabbi Yo’hanan Ben Zakaï expose à ses élèves une dure réalité : l’homme craint bien davantage le regard de son prochain que celui de son Créateur ! Comprenons bien ce que cela signifie : cet homme est en train de fauter en connaissance de cause, il sait que D.ieu observe chacun de ses gestes et qu’il sera puni en conséquence.

Mais pour autant, il ne renonce pas à fauter. Survient alors un passant, que le fauteur connaît à peine et à qui il ne doit rien. Pourtant, le poids de son regard suffit à l’arrêter.
De fait, l’individu est ainsi fait : ce qui s’offre à ses sens – le regard d’autrui – a bien plus d’importance à ses yeux que ce que son intellect lui dicte – le regard de D.ieu. Ces deux regards sont sans commune mesure, mais c’est pourtant le premier qui prime, parce qu’il contraint le fauteur à revenir à la réalité : il l’arrache des griffes de la passion et le ramène à la raison.
Le Gaon de Vilna notait d’ailleurs que dans sa bénédiction, Rabbi Yo’hanan ben Zakaï parle bien d’un homme « en train de fauter ».

Il en déduisait que la crainte du Ciel ne nous est utile que pour rester à l’écart de la faute. Mais dès lors que l’on se frotte à la tentation, la crainte du Ciel n’est désormais plus salutaire : seul un choc bien réel est alors susceptible de nous remettre sur le droit chemin !
Par Yonathan Bendennnoune

Source Chiourim