jeudi 4 février 2016

Ayelet Shaked: « Nous ne voulons pas dans notre voisinage d’un autre Etat en déroute qui se transformerait rapidement en repaire de terroristes»


Interview. Au sein d’un gouvernement déjà très marqué à droite, la jeune ministre de la Justice Ayelet Shaked est clairement une pure et dure. Elle juge le conflit du Proche-Orient insoluble et place les «valeurs juives» au-dessus du droit et de la démocratie....



La carrière d’Ayelet Shaked, 39 ans, est particulière: elle a étudié l’informatique, a travaillé au sein du cabinet du premier ministre Benyamin Netanyahou, s’est brouillée avec lui il y a huit ans et occupe désormais, depuis mai 2015, le fauteuil de ministre de la Justice. En même temps, elle a pris, avec Naftali Bennett, la tête du parti nationaliste et sioniste religieux Le Foyer juif et en a fait le troisième parti d’Israël, soutenu aussi bien par des jeunes de Tel Aviv que par les colons radicaux.
Si le parti réussit cet exercice d’équilibrisme, cela tient beaucoup à elle: rusée, laïque et radicale, jamais à court de commentaires acides que d’aucuns qualifient même de racistes. C’est ainsi qu’elle a posté sur Facebook un article dans lequel elle taxe tous les Palestiniens d’«ennemis» qu’il faut tuer et leurs enfants de «petits serpents». Elle est devenue l’une des figures politiques les plus admirées et les plus haïes. A l’interview, elle sourit aimablement mais parle avec détermination et hausse parfois le ton, notamment quand il est question du Hamas dans la bande de Gaza.


La Knesset est en train de débattre d’un projet de loi que vous avez déposé, selon lequel les ONG doivent publier les dons qu’elles reçoivent de gouvernements étrangers. Cela concerne surtout des organisations pacifistes et des droits de l’homme plutôt de gauche. Est-ce une attaque contre la démocratie israélienne?
 Cette loi ne viole aucun principe démocratique de base, elle ne restreint ni la liberté d’opinion ni la liberté de réunion. Nous ne limitons pas davantage le montant des subsides versés à ces groupes. Mais nous veillons à la transparence: l’opinion publique israélienne a le droit de savoir quelles organisations représentent des intérêts étrangers.


Votre projet évoque fortement les lois analogues d’Etats autoritaires comme la Russie et l’Egypte. Vous avez dit un jour que les Etats-Unis avaient les mêmes directives, mais leur ambassadeur en Israël l’a démenti. Ne craignez-vous pas de nuire à la réputation de votre pays?
 Il est inapproprié qu’un pays se mêle des affaires internes d’Israël. J’aimerais ramener le débat au nœud du problème: pourquoi personne ne se demande-t-il comment il est possible que des Etats étrangers interviennent sans gêne dans nos affaires intérieures? Israël ne se mêle pas des affaires des autres Etats, alors pourquoi les autres se sentent-ils autorisés à le faire? C’est une violation de notre souveraineté et j’attends des Etats de l’UE qu’ils se comportent autrement.


Est-ce à dire que votre loi vise les gouvernements étrangers?
A chaque rencontre avec un ambassadeur, j’apporte ma liste des ONG qui nuisent à notre Etat, soit parce qu’elles soutiennent le boycott d’Israël, soit parce qu’elles dénigrent nos soldats. Je tente de persuader les ambassadeurs de cesser de les soutenir. Cela ne sert malheureusement à rien, mais je ne veux pas que des pays amis soutiennent ces organisations.


Vous admettez donc qu’il n’est pas question que de transparence? Avec cette loi, entendez-vous restreindre l’activité de certaines organisations critiques?
 Non. J’évoque ici deux voies différentes: d’une part, j’essaie de réduire les financements de ces groupes en parlant avec les ambassadeurs; d’autre part, la loi doit veiller à ce que l’opinion publique sache qui défend les intérêts de qui.


Autre acteur que vous critiquez pour sa prétendue ingérence dans la politique israélienne: votre propre Cour suprême.
Je suis très fière de notre Cour suprême. Reste que, depuis la fin des années 1990, on observe un certain déséquilibre dans les relations entre justice, gouvernement et Parlement. La Cour fait de l’activisme. Nous devons donc mener un débat sur la quantité d’activisme acceptable de la part du tribunal.


Il y a quelques mois, un élu de votre parti a exigé la démolition de la Cour suprême. Vous-même prévoyez une loi permettant au Parlement de passer outre à des décisions des juges, permettant ainsi de déposer des projets de loi jugés illégitimes. Cela ressemble à une mise sur la touche du pouvoir judiciaire.
Il est question d’une loi fondamentale qui, dans des cas extrêmes, permet à la Cour de rejeter des décisions du Parlement. A ce jour, ce droit n’est fixé nulle part, la Cour se l’est simplement attribué. Mais, en même temps, la Knesset doit avoir la possibilité de passer outre à ces verdicts. De mon point de vue, une majorité simple de 61 voix devrait y suffire.


Mais alors la coalition gouvernementale actuelle pourrait annuler toute décision de la Cour suprême. On voit d’ici où cela mène: vous voulez plus d’influence de la Halakha, de la Loi juive, sur la législation. Est-ce un abandon de l’Etat laïque?
J’attends des juges que, dans leurs décisions, ils se laissent aussi inspirer par le Talmud et ne se conforment pas uniquement à la loi générale et aux systèmes juridiques européens.


Vous êtes une avocate de la loi controversée qui définit avant tout Israël comme un Etat juif. Les critiques ont peur qu’à l’avenir les principes démocratiques ne soient subordonnés au religieux.
Nous avons des droits démocratiques très forts qui fixent les libertés personnelles et les droits de l’homme. Je crois que nous devrions conférer à la justice un instrument supplémentaire, afin qu’elle puisse invoquer le fait qu’Israël est un Etat juif.


Nombre de communautés juives à l’étranger redoutent qu’Israël soit de moins en moins pluraliste; elles ne se sentent pas représentées par votre politique. Israël ne devrait-il pas prendre ces préoccupations au sérieux?
Les communautés juives de l’étranger nous importent beaucoup et nous sommes ouverts au dialogue avec elles. Mais il est cruel d’y observer un processus d’assimilation, le mélange de juifs et de non-juifs.


Officiellement, le premier ministre Netanyahou continue de plaider pour une solution à deux Etats, mais presque tout le gouvernement s’y oppose. Et vous?
Le fossé entre Palestiniens et Israéliens est devenu trop large. Il ne peut plus être comblé dans notre génération. C’est pourquoi nous voulons politiquement une solution régionale: la Judée-Samarie devrait être en partie annexée à Israël, en partie se fondre dans une confédération avec la Jordanie.


Il n’y aurait donc pas d’Etat palestinien?
Tout autour de nous, nous voyons des Etats s’effondrer: Libye, Syrie, Irak. Nous ne voulons pas, dans notre voisinage, d’un autre Etat en déroute qui se transformerait rapidement en repaire de terroristes, à l’instar de la bande de Gaza. Nous ne voulons pas de tunnel reliant la Judée-Samarie aux banlieues de Tel Aviv ni de roquettes sur Jérusalem.


Le processus de paix stagne depuis des années, à la grande frustration du reste du monde.
Nous ne nous suiciderons pas sous la pression de la communauté internationale. Un Etat palestinien en Judée-Samarie n’est pas possible en ce moment. Je préfère lutter et tenter d’expliquer au monde la situation du Proche-Orient que de consentir à des évolutions qui nuisent à mon pays.


Mais des sondages indiquent régulièrement que la majorité des Israéliens souhaite un processus de paix.
En ce moment, c’est un gouvernement de droite qui contrôle le pays, nous avons un mandat du peuple. Et je pense que la majorité comprend que, dans un avenir proche, il n’y aura pas ici deux Etats qui coexistent pacifiquement.


Depuis des mois, Israël est confronté à une vague de violences. Nombreux sont ceux qui craignent que ces attentats ne durent ou n’augmentent, parce que les Palestiniens ont perdu tout espoir en une solution politique du conflit et que leur situation économique est misérable. Et vous, vous continuez du même pas?
Nous n’avons pas d’autre choix que de continuer de gérer le conflit. Pour ce faire, nous proposons un pacte de stabilité: nous voulons renforcer l’Autorité palestinienne, créer en commun des zones industrielles et l’aider à bâtir son propre réseau de distribution d’énergie, afin que les Palestiniens vivent de la façon la plus autonome possible et qu’ils aient un avenir. Les Etats européens feraient mieux d’investir dans ce genre de chose plutôt que dans des ONG qui nuisent à Israël.


L’économie palestinienne va mal, notamment à cause du blocus israélien. Le trafic de marchandises à Gaza est fortement contrôlé. Comment cela va-t-il évoluer?
Là, je m’interpose: l’économie de Gaza se porte mal parce que Gaza est contrôlé par un régime terroriste.


En Judée-Samarie, les autorités israéliennes n’accordent presque pas de permis de construire aux Palestiniens.
Nous négocions actuellement le nombre de permis avec l’Autorité palestinienne.


Vous avez réponse à tout. Est-ce pour cela que l’on vous surnomme Computer?
Je ne réagis pas émotionnellement. Je calcule et je fais tout simplement ce qui doit être fait. Si je me mettais à réagir émotionnellement, cela nuirait à mon travail.


© Der Spiegel
Traduction et adaptation Gian Pozzy



Source Hebdo