mercredi 3 février 2016

Ben Gourion, le nouveau roi David



Moment historique. La jeunesse juive de la ville est en liesse. La Palestine va être partagée, c'est officiel. David Ben Gourion sera le premier dirigeant du nouvel État d'Israël. Mais derrière la joie du peuple juif pointe déjà l'angoisse d'une guerre imminente. Il vient d'arriver à Jérusalem. A la vue de toute cette jeunesse qui danse boulevard de Jaffa et avenue du roi George V, le cœur de David Ben Gourion, peu porté à l'attendrissement, se serre...



Les Nations unies ont voté pour le partage de la Palestine entre Juifs et Arabes. La guerre est inévitable et nombre de ces jeunes gens, qui titubent au petit matin, ivres d'allégresse, vont mourir. C'est le prix à payer pour que le peuple juif puisse vivre libre, dans son propre Etat. Les Palestiniens n'accepteront jamais la décision de l'ONU.
David est un homme lucide. Comment ne comprendrait-il pas leur réaction? Les Arabes ne se sentent pas concernés par la tragédie de la Solution finale. Elle a eu lieu en Europe. Pourquoi devraient-ils en subir les conséquences?
Mais David Ben Gourion garde ses réflexions pour lui.
Ce n'est ni le jour ni le moment de livrer ses pensées secrètes. Il ne reste que six mois avant le départ des Anglais, fixé au 14 mai 1948. Six mois pour s'armer. Pour transformer les trois milices secrètes, la Haganah, l'Irgoun et le Lehi, en véritable armée et empêcher l'étranglement de Jérusalem où vivent près de cent mille Juifs.
Il est sorti sur le balcon de l'Agence juive et contemple la foule qui trépigne, applaudit, exulte.
Se frayant difficilement un passage entre les farandoles, la voiture du président de l'Agence juive parvient jusqu'au siège du gouvernement officieux de la communauté.

David en est le maître incontesté depuis 1935. Souvent il a été traité de «dictateur» par Vladimir Jabotinsky qui avait créé l'Irgoun. Lui-même l'appelait «il duce».
Expulsé par les Anglais, Jabotinsky est mort en 1940 d'une crise cardiaque. Menahem Begin l'a remplacé à la tête de la milice clandestine. Tout comme Jabotinsky, Begin est un homme de droite. Une droite dure. David a toujours été socialiste, voire marxiste dans sa jeunesse. Mais tout cela n'a plus aucune importance. Les querelles de personnes, les affrontements idéologiques, ne sont plus de saison.
Il est sorti sur le balcon de l'Agence juive et contemple la foule qui trépigne, applaudit, exulte.
David sait que là-bas, dans la Vieille Ville, durant toute la nuit, le Haut Comité arabe de Jérusalem, puisant dans ses arsenaux secrets, a commencé à armer les Palestiniens.
Au moment même où le président de l'Agence juive va s'adresser à ses compatriotes, il apprend que trois habitants de Tel-Aviv ont été massacrés à la sortie de la ville construite par des pionniers sionistes sur les sables du port de Jaffa en 1909. David en avait fait partie.
Arrivé des confins polonais de l'Empire russe à l'âge de dix-neuf ans, David n'avait pas encore troqué son nom de famille, Grün, pour Ben Gourion, «Fils du lion», en souvenir d'un héros du siège de Jérusalem par les Romains.
Animé par un double idéal, le sionisme et le socialisme, il a été ouvrier agricole, journaliste, étudiant en droit à Istanbul où il portait le tarbouche. Quand la Première Guerre mondiale a éclaté, David a dû quitter la Palestine car il était toujours de nationalité russe.
A son retour en 1918 avec le 39e bataillon des fusiliers royaux de Sa Majesté George V, il fonde un syndicat et, en 1921, devient le secrétaire de la fédération du travail Histadrout.
David Ben Gourion ne parvient plus à dominer l'émotion qui s'empare de lui.
Durant toutes ces années, il avait gardé l'espoir qu'une entente serait possible entre Juifs et Palestiniens.

Qu'ils pourraient vivre dans un même Etat et construire ensemble une société plus juste. Mais lorsque la révolte arabe a éclaté en 1936, toutes ses illusions d'homme de gauche sont mortes. A jamais.
Avec ses cheveux blancs, toujours un peu hirsutes, sa silhouette trapue et son air perpétuellement bougon, le Fils du lion est aujourd'hui âgé de soixante et un ans.
Il ne veut pas refroidir l'enthousiasme de la jeunesse assemblée sous le balcon de l'Agence juive, mais il se doit de la mettre en garde, car les difficultés ne font que commencer.
La jeunesse devra lutter pied à pied pour la survie d'Israël.
Ils ovationnent le «vieil homme». Ils lui crient: «Mazel Tov!» Et ils entonnent une fois de plus la Hatikvah, l'hymne national. David Ben Gourion ne parvient plus à dominer l'émotion qui s'empare de lui.
Elle vient du fin fond des âges. Elle vient de son propre tréfonds. Et elle l'inonde tandis qu'il murmure:«Enfin, nous sommes un peuple libre.» Un peuple libre de se battre. Libre de tuer et de mourir. Comme tous les peuples libres.


Source Le Figaro