vendredi 26 février 2016

Paracha Ki Tissa : Les dieux d’or et d’argent




Les récits de la Torah sont d’une profondeur incommensurable : chaque détail, chaque petite lettre véhicule des messages de la plus haute importance, nous permettant de mieux comprendre le sens de l’Histoire du peuple hébreu. Rav Zalman Sorotskin, dans son HaDéa VéhaDibour (tome II drouch 28), nous invite à examiner attentivement le chapitre du Veau d’or, afin de tenter de mieux en comprendre le sens. À la lecture des versets de la Torah, il ne relève pas moins de sept questions importantes relatives à cet épisode. Nous en retiendrons pour notre part quatre....
 


Des Tables vouées à être brisées

1. Alors qu’il se trouve encore au sommet du mont Sinaï, Moché apprend de la bouche de D.ieu : « Le peuple que tu as tiré d’Égypte s’est perverti (…). Ils se sont rapidement écartés de la voie que Je leur avais prescrite » (Chémot 32, 7). Pour autant, Moché ne renonce pas à emporter avec lui les Tables de l’Alliance, il les fait descendre des Cieux pour finalement… les briser au pied de la montagne. Avait-il donc besoin de se rendre compte de ses propres yeux que l’annonce divine était avérée ?
2. La même question se pose au sujet du Créateur : s’Il savait que le peuple était perverti et ne méritait désormais plus la Torah, pourquoi l’avoir transmise à Moché ? Quel intérêt avait-Il à transmettre des Tables qui finiraient brisées au pied du Sinaï ?
3. Lorsque la Torah fait l’éloge de Moché, après son décès, elle énonce : « Il n’a plus paru en Israël un prophète tel que Moché (…) ainsi qu’à cette main puissante et à toutes ces imposantes merveilles que Moché accomplit aux yeux de tout Israël » (Dévarim 34, 12) ; quelle fut donc la « main puissante de Moché » ? Le Yalkout Chimoni (sur place) explique qu’il s’agit de la main par laquelle Moché brisa les Tables de la Loi. Moché méritait-il qu’on rappelle, précisément dans son éloge funèbre, le fait qu’il avait brisé les Tables reçues des mains de D.ieu ?
4. Enfin, une lecture attentive des versets laisse apparaître un point intéressant : lorsque D.ieu annonce à Moché que le peuple juif s’est corrompu, Il lui dit : « Ils se sont fait un veau de métal, ils se sont courbés devant lui… » Plus tard, après que Moché descendit du mont, il s’adresse à D.ieu en ces termes : « Hélas ! Ce peuple est coupable d’un grand tort, ils se sont fait un dieu d’or » – comme s’il venait de comprendre que l’idole n’étais pas faite d’un simple métal, mais bel et bien en or ! Y a-t-il donc des idoles qui soient préférables à d’autres ?


Théisme et athéisme

Évidemment non, explique rav Sorotskin, il n’y a pas d’idoles qui soient meilleures que d’autres. Cependant, il existe une différence entre une croyance erronée et une incroyance rigide. Toute personne consciente du fait que la Création ne s’est pas faite toute seule, se met naturellement à la recherche du Pouvoir Qui fait tourner le monde.
Si sa quête est convenablement conduite, elle l’amènera à comprendre qu’il existe un Créateur unique, détenteur de tous les pouvoirs. Mais parfois, certaines « embûches » semées en chemin peuvent l’induire en erreur, et l’orienter vers des croyances fictives.
L’incroyant, quant à lui, suit un tout autre parcours. Sa quête ne le conduit qu’à une seule vérité : lui et lui seul existe. Au lieu d’admettre qu’une Force supérieure supporte l’existence toute entière, il ne connaît que sa propre personne, ses besoins et ses envies.
Lorsque Moché apprit, dans les hauteurs du mont Sinaï, que le peuple d’Israël s’était perverti et avait façonné une idole, il pensa que leur tort fut essentiellement le fruit d’une méprise : « Voilà tes dieux, ô Israël, qui t’ont fait sortir du pays d’Égypte. »

Pour lui, le peuple juif n’avait pas renoncé à croire dans la Divinité Qui le dirigeait ; il restait disposé à Lui soumettre ses désirs et à réfréner ses tentations. Sa faute résidait simplement dans une mauvaise orientation : au lieu de consacrer leur dévotion au Créateur Tout-Puissant, il l’avait offerte à un dieu étranger. Le mal était certes grand, mais tout espoir n’était pas perdu : si Moché pouvait lui faire entendre raison et lui montrer la voie de la Vérité, le peuple hébreu ne tarderait pas à se rétracter et à accepter pleinement le joug du Créateur.
C’est pourquoi il choisit d’emporter malgré tout les Tables de l’Alliance avec lui, certain que le Veau d’or ne saurait se mesurer à l’éclatant Vérité émanant de la Parole divine.


Imposer la vérité

Cette démarche apparaît en fait dans les versets eux-mêmes. La Torah relate : « Moché redescendit de la montagne les deux Tables de la Loi à la main. C’est Tables étaient écrites sur leurs deux faces, d’un côté et de l’autre ; elles étaient l’ouvrage de D.ieu, ses caractères étaient des caractères divins… »
Pourquoi ces indications apparaissent-elles à cet endroit précis ? Car c’est l’origine divine de ces Tables qui détermina Moché à les emporter, pour les montrer au peuple juif.
Pour lui, il ne faisait aucun doute qu’en voyant ses lettres gravées par des flammes noires et blanches, à la vue de cette écriture apparaissant de tous les côtés des Tables et maintenue par miracle, les Hébreux se rétracteraient et se soumettraient aussitôt au Créateur.
Alors pourquoi les choses ne se passèrent-elles pas comme le prophète l’avait prévu ? Parce qu’en arrivant au campement, « il aperçut le veau et les danses ». À ce moment, il comprit que le peuple ne se vouait pas simplement à un culte erroné : il était essentiellement en quête de déchéance morale.

Les danses étaient une preuve de dépravation et de cynisme, comme en témoigne le verset : « Le lendemain, ils s’empressèrent d’offrir des holocaustes (…) puis le peuple se mit à manger et à boire » – c’est-à-dire que pour eux, l’idole était un prétexte pour modifier leur manière de manger et de boire. Débridant toute retenue, ils cherchaient à se libérer du joug divin, pour pouvoir se consacrer pleinement à leur tentation.
Le verset poursuit dans cette idée : « …et le peuple se livra à des réjouissances. » En quoi consistaient ces réjouissances ? « Cette expression désigne à la fois la débauche et le meurtre » (Rachi). Voilà donc ce qui se dissimulait derrière la fabrication du Veau d’or : une volonté d’émancipation et une soif dévorante de tentations.
 Lorsque Moché prit conscience de cette situation, il s’exclama : « Ils se sont fait un dieu d’or ! » Jusqu’alors, il pensait que leur démarche consistait uniquement à mettre un nom sur leur émouna, et que celle-ci prit corps sur une effigie de métal.

Mais après être descendu de la montagne, il comprit que pour toute idole, c’était en fait « l’or » que le peuple voulait servir. Lorsque la convoitise montre son visage, c’est l’ouverture à toutes les tentations ; c’est une main tendue aux pires dérives, l’affranchissement de tout frein moral.
En se prosternant devant l’idole d’or, ces hommes se soumirent à leurs pulsions les plus primaires, qui ne laissent de place ni à autrui, ni à une quelconque forme d’éthique.


La main puissante

À ce moment, la situation fut des plus délicates. En effet, dans la mesure où le culte du Veau d’or ne relevait pas d’une erreur de jugement mais d’un appel des tentations, toute explication serait restée vaine. Il ne s’agissait pas d’opposer une conviction à l’autre, mais de combattre le cœur par l’esprit.
Outre les trois mille hommes qui s’étaient déjà voués à l’idole, et hormis la tribu de Lévi qui avait répondu à l’appel du prophète, le reste du peuple était encore hésitant.

Ces milliers d’hommes et de femmes observaient le spectacle, sans parvenir à fixer son choix pour un côté ou pour l’autre. Et de fait, si Moché était redescendu quelques jours plus tard, il est certain que la plupart d’entre eux auraient succombé et n’auraient pas pu résister davantage à la tentation. Mais à l’heure actuelle, ils restaient tous indécis, ne sachant pour quel camp opter.
C’est au sujet de cette attitude que le prophète Eliyahou s’exclama : « Jusqu’à quand clocherez-vous entre les deux partis ? » (Rois I 18).

Ces mots résument bien l’état d’esprit du peuple hébreu à ce moment : voyant Moché redescendre du mont Sinaï avec les Tables de la Loi, il voulut assurément adhérer à la foi dans le Créateur. Mais d’autre part, il ne lui était guère aisé de renoncer aux innombrables plaisirs que leur promettait le Veau d’or. L’idée surgit alors dans leur esprit de vouloir joindre l’utile à l’agréable : « Pourquoi ne pas se vouer à l’idole, tout en restant fidèle à D.ieu, et profiter ainsi des deux mondes ? »
Moché lança alors son appel : « Qui aime l’Éternel me suive ! » – si vous souhaitez être fidèles à D.ieu, vous devrez renoncer au culte de vos tentations ! Mais à cet appel, seule la tribu de Lévi répondit présente. Le prophète comprit que seule une « main puissante » pourrait sortir les enfants d’Israël de leur léthargie ; il fallait leur faire comprendre que le choix qui s’offrait à eux était crucial, et qu’aucun compromis n’était envisageable.

En brandissant les Tables de l’Alliance, il leur adressa le message suivant : « Il est écrit ici : ‘Je suis l’Éternel… Vous n’aurez pas d’autres dieux…’ Cette doctrine est incompatible avec le mode de vie auquel vous aspirez : vous ne pouvez servir D.ieu, tout en maintenant vos festivités et vos réjouissances. Et si vous êtes incapables de renoncer à servir vos désirs, vous devrez tirer un trait sur la Torah. »
Sur ces mots, il jeta les Tables au pied du mont et les brisa.
Cette décision bouleversa profondément les Hébreux : à cet instant, ils réalisèrent ce que signifiait « accepter la Torah ». Ils comprirent qu’on ne peut pas être Juif tout en dansant autour du Veau d’or. La « main puissante » de Moché – à savoir le choc qu’il suscita au sein du peuple en brisant les Tables qui portaient la parole du Créateur – déclencha en eux un processus de repentir profond et sincère.
Voilà pourquoi D.ieu accepta de livrer les Tables à Moché, bien que le peuple se fût déjà écarté du droit chemin. Car Il savait que la décision future du prophète de briser ces mêmes Tables, était la seule capable de rendre au peuple juif la raison.

Et c’est à cet égard qu’après le décès de Moché, l’un des plus beaux hommages que la Torah lui rendit fut précisément de rappeler « cette main puissante » – qui l’avait convaincu de détruire les Tables de l’Alliance.


Par Yonathan Bendennnoune


Source Chiourim