mardi 27 février 2018

Le jour où Gallimard a renoncé à publier les pamphlets antisémites de Céline


Fin 2017, Gallimard annonce la réédition de trois pamphlets antisémites de Louis-Ferdinand Céline. La polémique éclate, des personnalités s’écharpent, le Premier ministre s’en mêle... et l’éditeur finit par capituler.......Détails........


Fin novembre 2017, la rentrée littéraire vient de se terminer. Les prix ont été équitablement distribués.
Pour les professionnels du livre, il faut déjà envoyer les bons à tirer des ouvrages qui paraîtront en janvier. Ainsi s’écoule la vie à Saint-Germain-des-Prés, dans le 6e arrondissement de Paris, centre névralgique de l’édition française.
Cependant, un bruit persistant enfle. Gallimard se préparerait à rééditer Bagatelles pour un massacre, L’Ecole des cadavres et Les Beaux Draps, trois pamphlets ouvertement antisémites de Louis-Ferdinand Céline (1894-1961), prônant l’extermination du peuple juif et faisant l’apologie d’Hitler, publiés en 1937, 1938 et 1941.
Ce nom sent le soufre, puisqu’il concentre tout ce que l’humanité a de génial et de monstrueux : auteur sublime du Voyage au bout de la nuit, antisémite et collaborateur notoire pendant la seconde guerre mondiale.

Déjà sur Internet

En décembre 2016, François Gibault, exécuteur testamentaire de Céline, et Pierre Assouline, auteur et spécialiste du sujet, réunis dans le bureau de l’éditeur Antoine Gallimard, commencent à étudier la question : une édition des pamphlets, agrémentée de très nombreuses annotations, étant sortie en 2012 au Québec sans entraîner de remous particuliers, pourquoi ne pas envisager un tel projet en France ?
Reste à convaincre Lucette Destouches, la veuve de Louis-Ferdinand Céline, alors âgée de 104 ans.
Cette dernière s’est toujours opposée à la réédition des pamphlets, respectant ainsi la volonté de son défunt époux, qui estimait que ces écrits étaient l’une des causes de sa condamnation, en 1950, pour « actes ayant pour vocation de nuire à la défense nationale ».

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Deux arguments finissent par lever ses réticences. D’une part, la réédition, en 2015 chez Robert Laffont, des Décombres, le pamphlet de l’écrivain antisémite Lucien Rebatet (1903-1972), accompagné lui aussi d’un important appareil critique, n’a pas fait de vagues.
D’autre part, des éditions pirates des écrits sulfureux de Céline circulent déjà sur Internet.
La nouvelle de la réédition est annoncée par un amoureux et fin connaisseur de Céline : Philippe Sollers.
Dans son bureau de la revue L’Infini, publiée par Gallimard, l’écrivain accorde une interview au journaliste Philippe Chauché. Au cours de l’entretien, publié le 19 juillet 2017 sur le site La Cause littéraire, Chauché demande : « Vous avez réuni vos textes sur Céline dans un petit livre éponyme aux éditions Ecriture. Mais que dire des pamphlets ? »
Réponse de Sollers, du tac au tac : « La seule édition critique des pamphlets est disponible au Canada (...), et c’est cette édition-là, probablement, qui sera enfin publiée en France, c’est un scoop que je vous donne là, c’est ce que m’a confirmé Antoine Gallimard. »
L’info, dévoilée au coeur de l’été sur un site peu connu du grand public, passe inaperçue.
A l’automne, Antoine Gallimard se rend à Meudon (Hauts-de-Seine), où réside la veuve de Céline, pour lui faire signer un contrat. Des bruits circulent : la vieille dame aurait des problèmes financiers, son état de santé déclinant nécessiterait des soins de plus en plus coûteux.
Ces arguments exaspèrent François Gibault qui sait que madame Destouches ne percevra aucun à-valoir et qu’elle a encore toute sa tête. Gallimard rachète ensuite les droits de l’appareil critique à Huit, la petite maison d’édition québécoise qui a publié le pavé de plus de 1 000 pages en 2012, sous le titre édulcoré Ecrits polémiques.
Fin 2016, Antoine Gallimard, éditeur, François Gibault, exécuteur testamentaire de Céline (en haut), et Pierre Assouline, écrivain (de g. à dr.), se réunissent en vue de rééditer les pamphlets sulfureux. (Seb Jarnot pour Le Parisien Week-End)
 
L’Etat s’en mêle

Dans le « milieu célinien », la rumeur de la prochaine réédition des pamphlets continue de se répandre. Romaric Sangars, rédacteur en chef culture du nouveau mensuel L’Incorrect, très ancré à droite, décide de vérifier l’information.
Il contacte Rémi Ferland, l’éditeur canadien. Sans succès. Romaric Sangars appelle alors François Gibault qui, lui, confirme tout. Le 1er décembre, L’Incorrect publie sur son site Web : « Les pamphlets de Céline vont finalement être réédités par Gallimard courant 2018, avec un important appareil critique. »
Le 5 décembre, L’Express précise les choses : la parution, prévue pour mai 2018, reprendra l’intégralité de l’édition québécoise et sera augmentée d’une préface de l’écrivain Pierre Assouline.
Le 12 décembre, après avoir été alerté de la nature haineuse et profondément raciste des pamphlets par le Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif ) et la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (Licra), Frédéric Potier, à la tête de la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (Dilcrah), adresse une lettre à Antoine Gallimard : « Je vous serais très reconnaissant de bien vouloir m’éclairer sur les conditions d’élaboration de cette édition critique et sur les mesures prises pour en garantir la scientificité et la pluridisciplinarité. »
Une délégation interministérielle qui intervient dans la décision de la publication ou non d’un ouvrage : de mémoire d’éditeurs, c’est un fait rarissime.
Le 19 décembre, mis au pied du mur, Antoine Gallimard est contraint d’aller s’expliquer devant les intéressés, dans les locaux de la Dilcrah, dans le 7e arrondissement de Paris.

Vague d’indignation

La rencontre entre Frédéric Potier, son adjointe Johanna Barasz, historienne de formation, un conseiller juridique de la Dilcrah, Antoine Gallimard et Pierre Assouline dure une heure.
L’atmosphère est tendue. Assouline prend beaucoup la parole, va jusqu’à demander s’il y a « d’autres juifs que lui autour de la table ». Le malaise s’installe.

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La Dilcrah exige des garanties sur l’appareil critique, parle de nécessité de pédagogie envers les jeunes, de montée de l’antisémitisme. Antoine Gallimard estime que personne n’a à lui donner de leçons en matière de responsabilité d’éditeur.
L’avocat Serge Klarsfeld, président de l’association Fils et filles des déportés juifs de France, est mis au courant.
A 82 ans, toujours aussi vaillant, l’homme qui a consacré sa vie à traquer les nazis est indigné, tant par l’entreprise de Gallimard que par le fait que la Dilcrah accepte la réédition, même à la condition qu’elle soit étayée d’un appareil critique. Le 20 décembre, il réclame, sur Bibliobs, site de débat littéraire publié par l’Obs, l’interdiction de toute publication.
Gibault et Gallimard se concertent dans l’après-midi afin de réfléchir à la suite. Face à une autorité morale telle que Serge Klarsfeld, pas question de rester sans réaction.
« Il ne faut pas se précipiter, estime François Gibault, il faut publier quand nous serons vraiment prêts. »
Le soir même, Antoine Gallimard envoie un communiqué à l’AFP : il réaffirme sa volonté de publier les pamphlets, mais n’évoque plus la date de mai 2018. Légère reculade.
Pendant les fêtes de Noël, la tempête se calme. Gibault passe le réveillon avec la veuve de Céline.
Le 7 janvier, interrogé dans Le Journal du dimanche sur Céline, le Premier ministre Edouard Philippe déclare : « Il y a d’excellentes raisons de détester l’homme, mais vous ne pouvez pas ignorer l’écrivain ni sa place centrale dans la littérature française.
Je n’ai pas peur de la publication de ces pamphlets, mais il faudra soigneusement l’accompagner. »
C’en est trop pour Serge Klarsfeld. Le lendemain, il contre-attaque : « Il est probable que le Premier ministre n’a pas lu une seule page de ces abjects pamphlets anti-juifs. Nous ne laisserons pas republier de tels textes qui ont mené nos parents à la mort. »
Malgré les coups de fil de lecteurs courroucés, les débats sur les réseaux sociaux et les tribunes d’historiens peu favorables à cette réédition, Antoine Gallimard n’en démord pas.
« On n’a pas à pousser les éditeurs à s’autocensurer. Il n’y a aucune raison de ne pas publier ces livres, il y a bien pire », déclare-t-il à l’AFP le 9 janvier.
Deux jours plus tard,encore dans les locaux d’Europe 1, où il vient de débattre avec François Gibault, Klarsfeld reçoit un coup de téléphone d’Edouard Philippe. L’avocat rappelle au Premier ministre les paroles qu’a tenues Emmanuel Macron le 16 juillet dernier, lors du 75e anniversaire de la rafle du Vél d’Hiv :
« C’est la France (...) de Bagatelles pour un massacre, c’est la France où Louis Darquier de Pellepoix (homme politique français d’extrême droite, NDLR) peut, sans être inquiété une seconde, proclamer en 1937 : “Nous devons résoudre de toute urgence le problème juif soit par l’expulsion, soit par le massacre.” » Un discours en contradiction avec la réédition des trois textes.
Le jour même, Gallimard capitule. Il suspend son projet, « jugeant que les conditions méthodologiques et mémorielles ne sont pas réunies pour l’envisager sereinement ».
Serge Klarsfled savoure sa victoire, François Gibault et la veuve Destouches se disent soulagés, Antoine Gallimard parle de suspension, et non d’annulation. Le feuilleton n’est peut-être pas terminé.

Source Le Parisien
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